dimanche 13 mai 2012

JE SUIS UNE PERSONNE / KTHA Compagnie, au Parc de la Villette


JE SUIS UNE PERSONNE / KTHA CIE,
Parc de la Villette (plein-air)
Théâtre en container

© khta cie


De Nicolas Vercken, 
mis en scène par Lear Packer et Nicolas Vercken


Ktha compagnie : Chloé Chamulidrat, Michael Ghent, Laetitia Lafforgue Yann Le Bras, Camille Lévêque, Guillaume Lucas, Lear Packer, Nicolas Vercken, Camille Voitellier, Mathilde Wahl




« Je suis une personne
Et il m’arrive souvent d’oublier que tu en es une 
Je voudrais te le dire 
Je suis une personne 
Parce que c’est la chose la plus importante pour moi 
Et aussi parce que c’est important que tu le saches 
Vraiment 
Je suis une personne 
Chacun de nous est une personne »



Sur l’esplanade de la grande halle de la Villette, un container à deux étages est marqué du nom de KTHA CIE.

Le public prend place sur les gradins, à l’étage de son choix. Face à lui, les deux doubles portes du container sont encore ouvertes (et doivent offrir aux quelques passants de l’esplanade un singulier spectacle : des rangées de personnes dans un container).
Par l’étage du bas entre la comédienne (Camille Voitellier) et la porte du bas se ferme derrière elle. Avec un sourire communicatif qui ne la quittera pas durant toute la représentation, elle observe, ou plutôt plonge son regard dans celui de chaque spectateur.
Pour passer d’un étage à l’autre, elle escalade ou dévale lentement le long des trois parois qui l’entourent. À l’étage, l’espace scénique a pour sol un entrecroisement de poutres métalliques. Elle se tient un instant au mur, se redresse lentement, puis lâche le mur, en équilibre et le regard toujours plongé dans celui d’un spectateur.

Elle raconte tout d’abord son plaisir de danser : ses réticences si elle est la première, puis son plaisir à se laisser entraîner, au milieu des autres, et à ne plus se poser de questions. Elle se tient alors sur le seuil de la porte du haut, restée seule ouverte à moitié, et avance d’un pas dans le vide 
– ou, du point de vue du spectateur, dans le ciel La porte se referme.
© khta cie
À son retour (miraculeux) par la porte du bas, le dispositif scénographique se met en place : le container est serti de caméras, et à chaque étage est projetée l’espace scénique de l’autre étage – de sorte que les spectateurs puissent suivre la comédienne dans ses déplacements réguliers entre les deux étages.
Au fur et à mesure des pensées qu’elle égraine au fil de ses circonvolutions, elle semble dresser une sorte d’inventaire des choses qu’elle aime dans la vie, choses parfois si simples, qui semblent lui manquer, et dont elle semble se remémorer après ou pendant un long enfermement.

« Regarder le ciel, les nuages, les oiseaux qui passent, les traces des avions. Je pourrais faire cela des journées entières. »

La nature, les éléments, la ville, les gens, autant de spectacles simples et limpides, mais interdits à qui est reclus entre quatre (pour le théâtre, trois) murs.
Bien qu’induites déjà par le container lui-même, les allusions à l’enfermement se dessinent d’abord ainsi, en creux par rapport aux images développées, comme en souvenir d’une liberté, d’une idée d’infini et des joies toutes simples – sous-entendu : désormais inaccessibles.

Des phrases à l’infinitif que l’on pourrait (que l’on devrait) comprendre à l’impératif.

« Marcher dans la rue. Aller à la campagne. »
« La pluie. Être sous la pluie. Beaucoup la fuient et courent s’abriter. Pas moi. Je reste sous la pluie, sans capuche. J’aime sentir la pluie sur moi, avoir les cheveux mouillés, lever la tête vers le ciel. (…) Nous étions sous la pluie, dans la rue. Tu t’en souviens ? Tu riais et tu criais « La pluie ! La pluie ! »… La pluie. La pluie... Certains passants riaient aussi, d’autres non. Tu t’en souviens ? »

Elle doit son incarcération à ceux qu’elle se bornera à nommer « les porcs ». C’est, au fond, à peine si elle leur consacre ses pensées. Elle ne leur en veut presque pas, elle les plaindrait même, tant elle les trouve « tristes ».

« Quand je pense à moi, je cours. Je veux dire : quand je m’imagine moi-même, je suis en train de courir. On a tous une image de nous-mêmes en action. Moi, je cours. Et toi ?...
Je cours, je cours vite, je m’enfuis, je m’envole, je décolle presque à chaque pas et retombe pour rebondir.
J’avais presque oublié ce que c’était que courir.
Puis je me le suis rappelé, et je n’arrive plus à penser à autre chose. »


Le récurrent « Et toi ? » donne vie autant qu’il invite.
Donne vie à l’immense espoir d’un personnage enfermé, espoir d’extérieur, de grand air, d’altérité et de réponses ; invite le spectateur à beaucoup d’introspection, à se demander quelles images nous aurions en tête pour conserver l’espoir et, qui plus est, le sourire.
Mais cette occurrence (« Et toi ? ») se personnifie progressivement : une partie de ses pensées articulées s’adresse à sa mère, comme sous forme épistolaire. De toutes les présences, de tous les « autruis » qu’elle pourrait espérer dans la volonté d’altérité qu’elle exprime, c’est cette altérité et ce lien originels, entre une mère et sa fille, qui résonnent plus profondément.

« La sortie des classes. L’heure que l’on appelle « l’heure des mamans ». Ce moment où l’on voit passer tous les enfants. Tu t’en souviens ? Oui, probablement. Ce moment où l’on tient la main de ses parents et où l’on se raconte ce qu’on a fait de sa journée. (…)
Tirer la langue à un enfant dans la rue. On fait tous ça, faire des grimaces aux enfants.
Mais je n’oublie pas de sourire après, car elle pourrait avoir peur et je ne veux pas cela. »



© khta cie


Avec une agilité sobre et délicate, ses mains frôlent la surface des murs avant de s’y poser, comme en quête d’un contact symbiotique entre sa peau et leur matière. – Quite à avoir un contact, si c’est le seul qu’elle peut avoir, pour le moment…

De plus en plus, l’image filmée et projetée se distord et évolue en netteté, par moments granuleuse à la manière de caméras de surveillance nocturne. L’image est ensuite démultipliée informatiquement jusqu’à devenir une mosaïque de plus en plus fine, décrivant des perspectives infinies, comme si l’on s’écartait à l’infini d’un point parmi tant d’autres comme lui (comme elle en l’occurrence).
Par leur démultiplication synthétisée, les murs disparaissent presque mais le vertige provoqué accélère la déambulation du personnage enfermé.
À un autre stade, la projection de l’image est comme retardée, de sorte que Camille Voitellier semble suivie par elle-même, ou par l’ombre d’elle-même. Part de désespoir d’un espoir trop pur pour n’être qu’espoir. On peut comme y voir également l’image de celle qu’elle serait sans ces multiples espoirs chevillés au cœur, plus lente, avec ce poids amer qu’elle devrait trainer.


Malgré l’effleurement naïf et peu rancunier dont ils sont l’objet, les murs sont surtout ceux qui la retiennent, pas si loin mais à l’écart, du monde extérieur. Ce monde extérieur, cette autre vie derrière ces murs, en qui elle espère et qu’elle sacralise dans ses aspects les plus simples, naturels et quotidiens.

Très loin de la nature, le spectacle en est tout de même un hymne, l’espoir confiant qui n’a pas besoin d’un cri, qui dit tout dans son sourire, et tout au fond des yeux.
C’est là le sourire de qui espère et persiste à espérer au-delà des murs, en souvenir de choses éternelles qui transcendent les murs et les individus.


***


« La Ktha est une compagnie de théâtre. Ses spectacles se jouent parfois dans des salles de spectacles, souvent ailleurs dans la ville (stades, parkings, terrains vagues, toits d’immeubles, containers, aires d’autoroute…).

Elle travaille sur des textes qui ne sont pas écrits pour le théâtre, mais des poèmes, des récits, des séries télévisées, des slogans publicitaires, des discours... D'autres textes, qui parlent toujours d'aujourd'hui, d'ici.

Les acteurs s’adressent aux spectateurs, en les regardant dans les yeux, sans détour.
Il y a souvent des projections, des ordinateurs dans les dispositifs scénographiques.

En plus de ses spectacles, la compagnie organise des stages, des ateliers, des laboratoires de recherche…
Elle créé aussi régulièrement des formes courtes, des performances, des lectures, des installations, des expositions… »



Je suis une personne est une co-production ktha compagnie, Parc de la Villette (Paris), Le Parapluie - centre international de création artistique (Aurillac), Coopérative De Rue et de Cirque (Paris) avec le soutien de la Direction Générale de la Création Artistique, de la DRAC Ile-de-France, d'ARCADI, de la Mairie de Paris, du DICRéAM, du Centre de Création Artistique et Technique Nil Obstrat, du théâtre le Monfort et de Confluences.



Création :
Parvis de la grande halle de la Villette
 : 14-15 et 21-22 avril 2012
dans le cadre du Festival Hautes tensions - Parc de la Villette

Reprise :
Le Monfort (Paris 15ème arrt.) du 22 mai au 16 juin 2012
(du mardi au jeudi à 21h, vendredi et samedi 19h et 21h) avec la Coopérative de Rue et de Cirque



samedi 21 avril 2012

KOOIJMAN, à La ménagerie de verre


KOOIJMAN (La ménagerie de verre)


Conception et interprétation : Theodoor Kooijman

© Marc Domage
Theo Kooijman, peintre et graveur de son état, « fait face à une pile de négatifs de lui-même avec l’espoir de trouver du positif. »

À son entrée sous la verrière du studio Wigman de La ménagerie de verre, il explique l’origine de ce qui, avec le temps, est bel et bien devenu une frénétique collection.
Il y a trente ans, répondant à une commande en autoportrait, il a commencé à se prendre en photo.
Oui, mais en noir et blanc, et en négatif uniquement.



Et (personne ne lui ayant demandé de s’arrêter) voilà trente ans qu’il continue à se prendre en photo et à conserver sur celluloïd lesdits négatifs. Ce n’est même plus du travail, confie-t-il, c’est devenu une « habitude ». – On cernera un peu, à le voir évoluer une heure, le léger sacerdoce, l’expéditive épreuve que constitue pour lui l’auto-effigie photographique.
Changeant complètement de vêtements à quelques minutes d’intervalles et prenant une nouvelle photo en variant positions et dispositions, Theo Kooijman est en perpétuelle évolution.

Il raconte les difficultés successives qu’il a rencontrées en ce qui concerne le classement des négatifs qui s’amassent au fil des ans, rendant toujours plus urgente la question d’un certain ordre à y instaurer. Songeant tout d’abord les ranger tout simplement par ordre chronologique, il fit face au problème de la datation de chaque cliché (tâche d’autant plus ardue s’il change constamment de tenue). Il dit avoir un temps pensé à un classement thématique, mais de tels regroupements auraient par trop estompé sa volonté d’évolution, de césure elliptique et de changement complet entre deux photographies. Quant à un tri subjectif, purement esthétique et artistique, cela ne l’a pas convaincu non-plus…

Non, vraiment, et il s’excuse car cela n’était pas prévu, Theo Kooijman a finalement décidé de détruire tous ces négatifs sous nos yeux.
Il va donc les brûler, planche par planche, sur un petit réchaud qu’il apporte et branche au courant. La chose n’étant pas prévue, il rappelle au public la présence de trois portes d’évacuation, au cas où, et prend soin d’ouvrir une fenêtre de la verrière.
Le public est pris entre l’hilarité et une certaine gêne. Quelqu’un demande : « Mais vous n’en voulez plus, de vos négatifs ? » Il est suffisamment rare que le public soit amené à intervenir spontanément pour le noter, presque autant qu’il est peu répandu de détruire au bout de vingt minutes ce qui a fait l’objet de toute la communication autour de cette performance. Sommes-nous venus assister à un sacrifice ? Kooijman semble bien vouloir en finir avec cette collection, comme il se débarrasserait d’un sort, non pas maléfique quoique négatif, mais qui, surtout, le submerge toujours davantage.
De plus, le fait qu’il s’agisse d’autoportraits arroserait pour sûr l’autodafé d’une huile existentielle.

La plaque tarde à chauffer… Penché au-dessus et silencieux, ses yeux s’attardent sur une première planche de négatifs, qu’il finit par déposer à part. Puis une autre retient son attention, et encore une autre. Ce sont bientôt plusieurs dizaines de planches qu’il laisse tomber au sol : il ne peut s’en défaire. Il sort de sa poche un mouchoir avec lequel il tente de sécher des larmes qui couleront tout de même s’évaporer sur la plaque chauffante (le mouchoir était probablement imbibé d’eau au préalable).
Il a changé d’avis, et décide de nous montrer plusieurs de ses clichés qu’il projette au mur.

© Theodoor Kooijman

Pendant son explication d’une de ces projections, il change encore de tenue, et alors ce que l’on croit être jusqu’à présent un manège hasardeux, revêt une part de son sens : il s’est habillé exactement de la façon dont il est habillé sur la photographie suivante à laquelle il passe et où il apparait assis, jambes croisées, un pied sur le genou opposé, un coude appuyé sur ce pied, la tête penchée sur son poing fermé. Théoriquement, nous dit-il, s’il prend exactement la même position à la même place et ainsi superpose son image réelle, donc positive, à la projection en négatif… il disparaîtra.
Aussi peu de peur que de mal sur cette démonstration tautologique.

Sur un des négatifs projetés, on le distingue à peine, couché qu’il est sur un amas de draps, si bien qu’il doit montrer au public le contour de sa silhouette, perdue dans les échelles de gris et les drapés avec laquelle elle semble fusionner. Ses négatifs suscitent en tout cas chez l’artiste l’évocation, entre autres, de son atelier de peintre, de sa famille, de sa ville natale de Rotterdam et ses ressortissants « célèbres » (dont je ne connaissais, pour ma part, qu’Erasme…).
Par ces surgissements tantôt profonds, tantôt farfelus, et le sentiment d’ensemble au sortir de la représentation, ses négatifs suscitent donc bien une certaine forme de positif.

Par sa singularité et l’alternative artistique qu’elle présente, la performance s’insère en tout cas très bien au sein de la programmation du festival Etrange Cargo de La ménagerie de verre et de sa ligne éditoriale : Une approche transdisciplinaire du spectacle théâtral.

***

Accompagnement administratif : compagnie Martine Pisani
Remerciements à Kees Kooijman et Mark Thompkins

Theodoor Kooijman vit et travaille à Paris depuis 1991.
Peintre et graveur de formation, diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Kampen (Pays-Bas), il expose régulièrement ses peintures et gravures en Belgique, aux Pays-Bas et en France, souvent dans des lieux particuliers.
Il danse dans les spectacles de Martine Pisani depuis 1995. Parallèlement, il travaille avec la compagnie Louma dirigée par Alain Michard et participe aux performances de tango argentin conçues par Nathalie Clouet.

Cette performance a été présentée pour la première fois à Paris en mars 2008 à Lelabo dans le cadre de « Feuilleton pour un artiste n°6 : Alain Michard », et à Marseille en octobre 2008 dans le cadre du festival actOral/Marseille Objectif Danse.

mardi 10 avril 2012

VICTOR ou Les Enfants au Pouvoir, au Théâtre de la Ville



VICTOR ou Les Enfants au pouvoir (Théâtre de la Ville)
de Roger Vitrac
Mise-en-scène d’Emmanuel Demarcy-Mota
Avec Thomas Durand, Serge Maggiani, Elodie Bouchez, Sarah Karbasnikoff, Anne Kaempf, Hugues Quester, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Laurence Roy, Stéphane Krähenbühl
Scénographie et lumières d’Yves Collet



Le 9 septembre 1909, Victor a neuf ans. Il est déjà très grand et très intelligent pour son âge, conscient voire très rogue de son intelligence, et exerce sur sa famille et son entourage un pouvoir machiavélique.
Sur la bonne, Lili, tout d’abord, qu’il menace d’accuser à sa place des bêtises qu’il s’apprête à commettre. Sur ses parents, Charles et Emilie Paumelle, qui jusque là ont toujours excusé les débordements langagiers et comportementaux de leur fils sous encore plus d’éloge à la précocité de son esprit.

L’espace scénique est couvert d’un tapis de feuilles mortes et écarlates. Au bord du bassin à l’avant-scène, Victor se confie à Esther, âgée de sept ans, dont les parents, Antoine et Thérèse Magneau, sont amis des Paumelle. Esther raconte les crises de délire de son père, récurrentes et notamment automatiques  à la seule évocation d’un obscur maréchal d’empire.
Sans très bien comprendre ce qu’elle décrit à Victor, elle révèle, par imitation approximative des onomatopées et autres sobriquets qu’elle a pu entendre, la liaison de sa mère avec le père de Victor.
Ils semblent plus amusés que choqués de ces détails grotesques, et Victor le premier, d’autant que Charles Paumelle entretient aussi, Victor en a été témoin, une relation avec Lili.
Les trois murs qui figuraient la chambre de Victor jusque là se séparent jusqu’à s’encastrer dans des pans de murs qui cernent l’espace scénique. Au plafond, les racines et les branches d’un arbre commencent à poindre et à se mouvoir.
Emmanuel Demarcy-Mota : « Ici les personnages se réfugient entre des murs blancs, anonymes, quasiment abstraits, censés les protéger du monde extérieur. Mais ces murs sont instables, et le monde extérieur les encercle de feuilles mortes, ou y pénètre sous forme d’un arbre qui traverse le plafond et se meut mystérieusement. »
La fête d’anniversaire commence à l’apparition des parents, froids et distants chacun à leur manière. Une des mani(èr)es de Thérèse Magneau est de gifler sa fille à tout bout de champ, pour un oui ou pour un non – à commencer par le fait que l’insoupçonnable Victor accuse Esther d’une de ses méchantes facéties.
Grâce aux précédentes confidences d’Esther, Victor provoque successivement plusieurs crises de délire au dément par intermittence Antoine, qui se lance dans des récits de guerre fantasmés d’un autre temps, éructant et s’époumonant, comme en transe.
La visite du Général Etienne Lonségur, ami de la famille, ajoute au flamboyant désordre qui tient lieu de fête d’anniversaire. Outrance de plus à l’égard des symboles de l’armée, Victor demande à monter sur le dos du Général et à le chevaucher, ce à quoi celui-ci s’exécute avec un zèle proprement fantaisiste.
Encouragés à monter sur la table et à interpréter quelques jeux théâtraux, les enfants en viennent naturellement à singer ce qu’ils ont cru comprendre des ébats adultérins qui lient leurs deux familles, jusqu’à employer les mêmes mots... Cette révélation publique, effectuée par cette mise en abîme, jette un froid supplémentaire au sein des deux couples et des deux familles.

Jean Anouilh, en 1962, lors de sa reprise qui a fait le succès de cette pièce de 1928 :
« Le ballet cynique et désinvolte que dansent les personnages de Vitrac obéit à des lois profondes qui, sous l’apparente fantaisie (j’emploie le mot fantaisie à la place du mot surréalisme, volontairement), sont les lois mêmes de la vie.
L’effort des hommes pour faire autour d’eux la réalité sublime ou raisonnable – afin d’en supporter, en la masquant, l’absurdité finale – est doublé de l’effort des dramaturges pour donner une image encore aplatie, si c’est possible, de l’image déjà terriblement conventionnelle que les hommes se font de leur condition. »
Les deux couples sont dans un même mensonge, par le père de Victor et la mère d’Esther, et devant nous leurs relations s’effritent à mesure qu’ils demeurent incertains de ce qu’ils sont dans le fond, de ce qu’ils pensent. C’est peut-être la raison de l’admiration transie d’effroi des Paumelle à l’égard d’un fils qui rejette leur mensonge et ne se pose pas encore, lui, la question d’être certain de quoi que ce soit.
De ce mensonge plus profond que leurs sentiments mutuels, les parents glisseront tous du doute intériorisé à une folie ouverte et exacerbée. Elodie Bouchez, notamment, s’abstrait de plus en plus ce calme froid, cette assurance qui se révèlera de façade et qui la caractérise à son entrée en scène.
Entrée surréelle par excellence et dernière outrance à l’égard de la France bien-pensante, Madame Ida Mortemart se joint à la fête et s’exprime comme en dame du monde. Mais elle se voit continuellement incommodée d’éruptions pétomanes à chaque mouvement de ses émotions, ce qui lui a valu un isolement certain. Subjugué, Victor prédit sa propre mort à l’approche de cette femme malodorante, qui pourtant l’attire et lui répondra à l’oreille comment « on fait l’amour ».

Jean Anouilh : « Tous les personnages de Vitrac sont vrais ; les enfants géants qui crient des vérités épouvantables et découvrent, le jour de leur neuvième anniversaire, la Connaissance et la Mort sont légion ; les pauvres couples adultères boitant, comme Charles et Thérèse, un pied dans le ridicule et un pied dans cette exaltation du moi que les amants – même à Paris – appellent encore la passion, fourmillent autour de nous ; la Mort, enfin, entre souvent sous les traits d’une grande dame très belle et malodorante dans bien des foyers petits-bourgeois ; mais on y feint, nous feignons tous de ne pas la reconnaître, de ne pas entendre ce que dit le petit garçon. »

© Jean-Louis Fernandez

« Tantôt c’est le secret, tantôt c’est la démence. », dit le père de Victor au deuxième acte. Et, en effet, Roger Vitrac réunit dans ses trois actes certains des traits principaux et caractéristiques de l’époque dadaïste et surréaliste à laquelle il a appartenu : raisonnements absurdes, comportements maniaques (le père de Victor défoulant son désir d’homicide su les meubles), déclenchements psychotiques (le père d’Esther et ses crises stimulées), développements délirants, etc.
Antonin Artaud, très proche de Vitrac au moment de la pièce et le premier à la monter dès 1928, faisait beaucoup référence au feu, à l’incendie qui semble traverser et ravager la pièce et ses personnages, et la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota et son énergique direction d’acteurs ajoute pour beaucoup à l’impression ardente de la pièce.


***

Après avoir notamment mis en scène Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, Homme pour homme de Brecht, Casimir et Caroline de Horváth, et deux versions du Rhinoceros d’Ionesco, Emmanuel Demarcy-Mota choisit de porter à la scène Victor ou Les Enfants au pouvoir. Avec cette pièce qu’il a rencontrée à vingt ans, il poursuit son enquête sur les maux et les espoirs, les rêves et les désillusions de ce siècle :
« Dans ce chef d’œuvre du répertoire de l’Entre-deux guerres qu’est Victor ou Les Enfants au pouvoir, je retrouve donc, en somme, les visions angoissées et angoissantes d’individus qui refusent d’adhérer à un monde qui a conduit à la guerre de 1914-18, comme à celui qui a suivi, plein de morgue et de désarrois, causant la solitude de ceux qui s’en exceptent, par révolte, par goût, par anarchisme, ou au nom de l’art. (…) Qu’on le veuille ou non, quelque chose commence, et nous pouvons, comme Victor, nous interroger sur l’avenir, et comment il peut se construire en évitant que se reproduisent les abominations passées. Elles ne reviendraient de toute façon pas sous la même forme… »

Découvert en 2010 dans Casimir et Caroline d’Ödon von Horváth, mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville, Thomas Durand s’illustre autant dans le registre classique que contemporain. Il a notamment travaillé sous la direction d’Elisabeth Chailloux, Jean-Pierre Garnier, Jean-Michel Rabeux, Alain Ollivier et Bernard Sobel  – et au cinéma avec Zabou Breitman, Raoul Ruiz, Andres Wood et Jacques Rivette. Il a fondé deux compagnies de théâtre, le festival Ciel Ouvert à Colliourre, et écrit trois pièces de théâtre.

César du jeune espoir en 1995, Prix d’interprétation féminine au festival de Cannes et aux European Film Awards  en 1998 et César de la meilleure actrice en 1999, le cinéma connaît bien Elodie Bouchez depuis son apparition dans de film de Serge Gainsbourg Stan the Flasher en 1991. Elle a notamment travaillé avec André Téchiné, Erick Zonka, Roman Coppola, Jean-Marc Barr et Pascal Arnold, Olivier Dahan, Cédric Klapisch, Patrice Leconte… Au théâtre, elle jouait en 2010 dans Casimir et Caroline, mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota.

Serge Maggiani a travaillé entre autres avec Claude Régy, Catherine Dasté, Yannis Kokkos, Antoine Vitez, Daniel Mesguich, Christian Schiaretti, Claudia Stavisky, René Loyon, Charles Todjman… Avec Emmanuel Demarcy-Mota, on a pu le voir dans Rhinocéros incarner le rôle de Béranger.
– La saison prochaine, Serge Maggiani racontera L’Enfer de Dante au Théâtre des Abbesses, en collaboration avec Valérie Dréville.

Découverte à seize ans par Emmanuel Demarcy-Mota dans l’option « théâtre » de son lycée, Anne Kaempf a poursuivi sa formation au Centre national des Arts du Cirque en tant qu’équilibriste, puis au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique de Paris. Après avoir participé à Peine d’amour perdue de Shakespeare, mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota en 1998, on la retrouve dans Marcia Hesse de Fabrice Melquiot, en 2005, puis dans Bouli année zéro, du même auteur. Elle participe aussi à plusieurs créations collectives de compagnies de cirque, dont le Cheptel d’Aleïkoun et La Scabreuse.

Après avoir suivi la classe libre du Cours Florent et intégré le Conservatoire national supérieur d’Art dramatique, Valérie Dashwood joue dans la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota de Peine d’amour perdue de Shakespeare en 1998. Suivent Marat-Sade de Peter Weiss, Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, Ma vie de chandelle de Fabrice Melquiot, Rhinocéros d’Ionesco, et Wanted Petula. Elle joue également pour Stuart Seide, Daniel Janneteau, et depuis 2002 avec Ludovic Lagarde qui la met en scène dans Docteur Faustus de Gertrud Stein, ainsi que dans trois créations d’Olivier Cadiot. Au cinéma elle travaille, entre autres, avec Fred Cavaye, Damien Odoul et Marina de Van.

Hugues Quester a notamment joué, au théâtre, à la télévision ou au cinéma, sous la direction de Chéreau, Lasalle, Stehler, Planchon, Braunschweig, Tanner, Ruiz, Demy, Gainsbourg, Kieślowski, Rohmer, Monteiro… Sa rencontre en 2001 avec Emmanuel Demarcy-Mota donne lieu à une relation artistique d’exception. Ensemble, ils créent notamment Six personnages en quête d’auteur, Rhinocéros, Homme pour homme, et Casimir et Caroline.

Formée à l’Ecole du passage, à Théâtre en Actes, puis à l’Ecole Supérieure d’Art dramatique du Théâtre National de Strasbourg, Sarah Karbasnikoff a notamment travaillé auprès d’Adel Hakim, Stéphane Braunschweig, Declan Donnellan, Agathe Alexis, Lionel Spycher. Avec Emmanuel Demarcy-Mota, elle joue dans Marat-Sade de Peter Weiss, Rhinocéros d’Ionesco, Tanto Amor Desperdiçado de Shakespeare, Homme pour homme de Brecht, Casimir et Caroline de Horváth et Bouli année zéro de Fabrice Melquiot.

Philippe Demarle a travaillé avec Marcel Maréchal, François Rancillac, Daniel Mesguish, Jacques Lassalle, Joël Jouanneau, Brigitte Jaques-Wajeman, Stuart Seide, Georges Lavaudant, Michel Raskine, André Engel. Pour Emmanuel Demarcy-Mota, il jouait notamment dans Le diable en partage en 2001, Ma vie de chandelle, Rhinocéros, Homme pour homme et Wanted Petula.

Formée au Conservatoire National d’Art dramatique de Paris dans la classe d’Antoine Vitez, Laurence Roy travaille particulièrement avec Stuart Seide, et notamment avec Antoine Vitez, Alain Ollivier, Jacques Lasalle, Jean-Claude Fall, Marcel Maréchal, Elisabeth Chailloux, Adel Hakim et Louis Martinelli. Avec Emmanuel Demarcy-Mota, elle jouait dans Marcia Hesse en 2006.





Production du Théâtre de la Ville, en coproduction avec le Grand Théâtre de Luxembourg.

jeudi 29 mars 2012

Finnegans Wake - Chap.I, au Théâtre de l’Aquarium - La Cartoucherie



Finnegans Wake -  Chap.I (Théâtre de l’Aquarium - La Cartoucherie) 


D’après Finnegans Wake de James Joyce
Traduction de Philippe Lavergne (Ed. Gallimard, 1982)
Mise en scène d’Antoine Caubet
Avec Sharif Andoura










Si les personnages d’Ulysses étaient, bien que polymorphes, encore pourvus d’une identité singulière (donc étanche), le personnage unique de Finnegans Wake s’avère, en quelque sorte, être le langage lui-même.
Le linguiste François Van Leare relevait son ingénieuse difficulté : 
« Mais nous sommes à l’heure exacte où l’ « illisible » s’énonce au fond de toute écriture – à l’heure exacte où nous attend (où nous attendra longtemps) ce livre que nous ne pouvons que relire, sans savoir pour autant que nous le lisons. L’enfer de Joyce (…) n’a pas d’autre lieu, pas d’autre nécessité (mais d’une contrainte absolue, égale à sa gratuité) que la possibilité du dire, et sa condition, son prix dérisoire. (…) Jamais peut-être ailleurs que dans ce texte sans clôture, qui déçoit vertigineusement l’interrogation par le trop-plein de sa réponse, la « lecture » n’apparut à ce point comme une entreprise désespérée. »


« D’erre rive en rêvière »

La rivière Liffey, qui traverse Dublin de part en part pour rejoindre, entame l’histoire avant l’Histoire.
Celle-ci est une digne métaphore de la langue de James Joyce, torrent regorgeant de sens et de remouds.
Aux prises avec l’alcool, sa libido et ses déboires conjugaux, Tim Finnegan est mort. Tombé de son échelle de maçon alors qu’il pratiquait l’onanisme en songeant à Anna Livia Plurabelle, sa femme… ou bien est-ce sa fille ?.. Le récit apparait et s’érode sous un filtre ambigu et trouble – celui de la rivière ? Du whisky ? –  sous un entrelacement de mécanismes syntaxiques et lexicaux qui confère à chaque segment de phrase des myriades de sens et de sons comprimés, de connotations plus qu’éventuelles : dans le texte, « wanamade singsigns to soundsense and yi he wanna git all his flesh nuemaids motts truly prural and plusible »…


« La chute (bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerronntuonnthunntrovarrhounawnkawn toohoohoordenenthnuk !) d’un vieux paironeau autrefois wallstrict est retalée tôt au lit et relatée plus tard en vif descendant à travers toute la ménestrandie chrétienne. Le grand déval de sur le mur entilla dans un si court délai la pfjschute de Finnegan, un irois solide, que le haut de sa ptête bosse de l’humême envoie prommetement quelque n’inquérir bien vers l’ouest en quête de ses toumptipatons cabossés : en fin leur pointfin place au retourniquet du knock-out dans le parc où des oranges reposent au vert depuis que devlin furste a aimé livvy. Que de clashs ici de voeux kontre vices, les dieux ostréicoths blaquant les piscicoths !»


François Van Leare : « Un ‘mot’ plein de Finnegans Wake, polysème par constitution, déploie virtuellement ses différents sens, (souvent « contradictoires » ou « exclusifs » les uns des autres) sur un axe en quelque sorte vertical : on développe une pile de sens étagés, – mais ce « mot » prend sens également en fonction des « mots » qui l’avoisinent, dont les étages de sens entreront de diverses façons en communications avec ses propres étages de significations. »
Des bourgeons multiples et exponentiels poussent constamment à la tige de chaque mots, voire de chaque phonème, jusqu’à former parfois comme un bouquet, tant de sons que de sens.

À son chevet, la famille et les amis de Finnegan boivent des litres de Guiness et de whisky, et racontent en chansons l’histoire du pauvre défunt. Deux gouttes sur le corps suffiront à le ramener à la vie. 
Le primitif Finnegan est transporté dans les airs, revoit la Liffey, et entre alors dans la peau de H.C.E., moderne père de famille et propriétaire de pub. H.C.E. s’est bêtement empêtré dans des rumeurs d’affaires de mœurs déviantes dans un parc public, et sa femme – qui n’est autre qu’Anna Livia Plurabelle – a fort à en souffrir.
Leurs jumeaux, Shem et Shaun, sont prétextes, pour James Joyce, à bien des symboles : Shem – S(h)em, sémantique, Signifié – est écrivain, tandis que Shaun – « shown », anglais de « montré », Signifiant – est postier. Et quand Anna Livia décide d’écrire sa honte dans une lettre, elle la dicte à Shem et charge Shaun de la délivrer.
Celle-ci n’arrivera jamais à destination, arrachée à la terre d’un monticule, des années plus tard…


  © Hervé Bellamy


Seul en scène sur un tapis héxagonal d’ocres copeaux, Sharif Andoura est le conteur-narrateur-guide, qui tour à tour invoque la voix de la Liffey, celles du récit de Finnegan et de sa métamorphose. Sa fluidité marque pour le moins un indéniable travail sur le texte et sa « mise en bouche ». Par son agile usage du verbe et les accélérations qu’il mène, le comédien devient cette rivière sémantique sur la hampe de laquelle glissent les mots tortueux, érodés, concassés d’un récit que l’auteur a volontairement rendu flou.
Une marionnette suspendue, évoluant doucement par elle-même ou dans les bras du comédien, représente successivement Finnegan, le cabaretier, et d’autres personnages avec lesquels le conteur a affaire. La mise-en-scène d’Antoine Caubet emploie également les moyens des ombres et de la vidéo pour illustrer ou encadrer le maelström idiomatique du poète irlandais.


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Antoine Caubet suit la démarche qui est la sienne, porté par deux impératifs : mettre en scène des œuvres exigeantes qu’il choisit par goût, avec la nécessité qu’il ressent d’ouvrir ce travail au plus grand nombre.
Il fonde la compagnie Théâtre Cazaril en 1985 et monte des œuvres de Peter Handke et Gorki, et plus tard de Berthold Brecht et John Fosse. Artiste associé au Théâtre de l’Aquarium depuis 2010, Antoine Caubet a présenté Roi Lear 4/87 d’après William Shakespeare, Partage de Midi de Paul Claudel, et Un Marie-Salope de Jean-Paul Quéinnec.

Après quelques années de travail en compagnie en Belgique, Sharif Andoura a suivi sa formation à l’Ecole du Théâtre National de Chaillot, puis au Théâtre National de Strasbourg. Il a notamment travaillé auprès de Stéphane Braunschweig, Sylvain Maurice, Jacques Vincey, Matthieu Cruciani et Gérard Watkins.

Finnegans Wake - Chap.1 est co-produit par le Théâtre Cazaril, le Théâtre de l’Aquarium, l’Apostrophe scène nationale de Cergy-Pontoise et Arcadi.