vendredi 24 février 2012

Prométhée enchaîné, aux Ateliers Berthier (Théâtre de l'Odéon)


Prométhée enchaîné  (Ateliers Berthier - Théâtre de l’Odéon)

d’Eschyle
Texte français, adaptation & mise en scène d' Olivier Py
Avec Céline Chéenne, Xavier Gallais et Olivier Py


© element-s
La lumière révèle une scène large et peu profonde, derrière laquelle apparait le gradin opposé, uniquement plein de la rage de Prométhée qui, sans autre introduction, est violemment enchaîné par l’ordre de Zeus et la main, contrainte mais servile, d’Héphaïstos. Cagoulé de cuir noir, le dieu de la forge et du feu assène autant de coups aux fers que d’excuses et de pleurs à l’égard de Prométhée.
Et il est laissé, là, enchaîné à un flanc de falaise, banni du Panthéon, honni des autres dieux. Le Chœur des Océanides prend pitié de son malheur et reste avec lui pour l’écouter.
« Je reste et souffre avec lui, quoi qu’il en coûte,
 
La traîtrise est pour moi le plus odieux des vices. »
Et les Océanides restent, en effet, tout au long de la pièce, tant invitant sans cesse Prométhée à un dialogue qui sans cela serait intérieur, que représentant de l’émotion empathique de l’assistance.


« J’ai eu pitié des hommes, qui a pitié de moi ? »

Zeus fait régner un nouvel ordre et une nouvelle hiérarchie dans le royaume des dieux. Exit, donc, les divinités du passé – dont est Prométhée.
« Dès que Zeus s’est assis à la place du père [Kronos],
Il a distribué aux dieux leurs privilèges
Et a hiérarchisé les titres de l’empire. »
Est décrit alors un système absolu, courtisan et impitoyable, constitué en son centre de Zeus et gravitant autour les dieux rangés à son pouvoir.


Malgré ce joug absolu, Prométhée s'est penché sur le sort des hommes et en a eu pitié.« Ils étaient des enfants, j’en ai fait des adultes.
Je ne les juge pas mais c’est la vérité.
Voilà de quoi, je pense, ils me sont redevables :
Ils regardaient sans voir, écoutaient sans entendre
Comme un songe, ils vivaient dans une vie absente.
Ils ne construisaient rien ni en bois ni en pierre,
Ils vivaient sous la terre comme des fourmis grouillantes. 
Éloignés du soleil dans des grottes obscures. (…)
Ils agissaient sans conscience de leurs actes. » 
C'est pourquoi il leur a fait présent du feu, source de technique, leur a enseigné l’écriture, « mémoire et mère des arts », l’art de la navigation, de la divination, la compréhension des présages et des rêves ; il les a guéri de la peur de la mort avec des illusions.

Mais Zeus couvait de toutes autres perspectives pour ces « éphémères » que Prométhée a pris en pitié : les détruire, créer une autre race, ce à quoi Prométhée s’est seul opposé. Ses chaînes sont la cruelle récompense d’un dieu qui les aura fait survivre, s’emplir et s’élever. Le Chœur, tout à sa contrition pathétique,  exhorte Prométhée de ne pas se révolter davantage et de se montrer moins véhément vis-à-vis « d’un roi absolu, au pouvoir absolu ». Bien qu’outragé de l’injustice qui est faite à sa qualité et à ses mérites, il consent à accepter le destin avec patience et abnégation, avec à l’esprit le secret divinatoire de sa libération, mais surtout de bien pires illustrations de la cruelle fureur de Zeus.
« Le sort d’Atlas mon frère est déjà trop à plaindre :
Debout à l’ouest, il tient sur ses épaules
Le terrible fardeau de la terre et du ciel.
J’ai pleuré de pitié quand j’ai vu écrasé
Typhon, fils de la Terre, monstre à cent têtes (…)
Rebelle à tout pouvoir dressé contre les dieux.»


Autre crime, autre châtiment.
Io vient à passer devant lui, qui, pour avoir aimé Zeus et avoir provoqué la colère d’Héra, se voit pousser des cornes et condamnée à l’exil et à l’exode presque interminable que lui révèle Prométhée. Sort terrible auquel elle peut toujours échapper par sa condition mortelle. Condition que ne partage pas Prométhée.
‘’Celui qui voit avant’’ (Prométhée) révèle alors l’oracle de sa mère Thétis : un descendant d’Io, l’archer Héraklès, sera celui qui le libèrera de ses chaînes lors de la chute, également annoncée, de Zeus. À l’idée de ce renversement à venir, Prométhée n’est que plus venimeux à l’endroit du pouvoir.
« Qu’il tienne dans sa main la foudre et le tonnerre
Ne l’empêchera pas de tomber au plus bas. (…)
Qu’il gouverne à sa guise, son temps est limité. »


C’est Hermès, messager complaisant de son père Zeus, qui viendra clore le tableau et interroger le prisonnier sur ce qui au juste menace le trône de Zeus. Au refus du prisonnier, le messager transmet la menace d’un sort pire encore que ceux d’Atlas et Typhon réunis. La vengeance de Zeus à l’égard des dieux séditieux est implacable et sans appel :
« Réfléchis. Ce n’est pas une menace en l’air.
Les mots ont été dits, Zeus ne sait pas mentir,
Sa parole est un acte, prends le temps de penser. »
Mais le dialogue entre le dieu ailé et le dieu enchaîné, entre le dieu servile et le dieu rétif, tourne court, et le texte d’Eschyle finit sur les plaintes de Prométhée :
«O ma mère royale et toi ciel équitable,
Qui dispenses pour tous la lumière du monde,
 Voyez-vous le malheur ? Voyez-vous l’injustice ? »

© Alain Fonteray
Prométhée enchaîné est le premier volet d’une trilogie consacrée à Prométhée dont les deux autres pièces ont été perdues. À sa traduction du texte rescapé, Olivier Py ajoute, dans un prologue de sa composition, une tentative de ce qui devait se jouer dans ces deux parties subséquentes.Il donne grande part au Chœur au sein de ce prologue et fait revenir un Hermès moins complaisant à l’égard du pouvoir et à qui il pousse – en plus des ailes qu’il a déjà –, sous la suggestion du Chœur, des velléités de devenir plus qu’un simple messager, d’être le dieu de la parole, de la parole donnée aux hommes. Pour cela, il lui faudra se soulever contre Zeus à son tour.

Après sa Trilogie de la Guerre (Les Sept contre Thèbes, Les Suppliantes, Les Perses), Olivier Py puise à nouveau chez le plus ancien poète dramatique de quoi interroger notre époque.
Sa mise en scène, sobrement translucide, énergique dans la succession des entrées, laisse place à des instants ‘hors du temps’, où le spectateur est suspendu à la cadence des mots et à leur résonnance terrible.
Affairé entre ses scènes dans une coulisse apparente, Xavier Gallais incarne tour à tour chacun des visiteurs successifs au supplice de Prométhée : un Héphaïstos ample et violent, un Océan généreux mais craintif pour lui-même, une Io chétive et perdue dans des malheurs qui la dépasse, un Hermès assez fourbe, plein de dépit puis d’envie.
Sous l’œil contrit du Chœur, incarné tout en grâce légère et en pathos par Céline Chéenne, Olivier Py invoque la rage légitime d’un personnage en proie à l’injustice, et fulmine.

Le fait de l’avoir représenté à cet endroit, sur ce gradin (à une table telle celle d’un metteur en scène en répétition), permet le nivellement de la scène, celui des personnages les uns par rapport aux autres. Mais cela semble aussi vouloir suggérer que c’est lui-même, Olivier Py, qui est dans la position profondément injuste de son personnage…


Réhabilitation sans ambages de la figure prométhéenne, à une époque qui ne l'est pas moins, Prométhée incarnant tant l'apport des connaissances pour l'humanité, que le serpent du jardin d'Eden.


Du 14 au 19 février 2012 aux Ateliers Berthier (reprise éventuelle non communiquée). Texte publié en recueil avec la Trilogie de la Guerre, aux éditions Actes Sud - Papiers.

mardi 14 février 2012

Richard III n'aura pas lieu, au Théâtre 13


Le régime est aussi dans la tête de Vzevolod Meyerhold


Richard III n'aura pas lieu   (Théâtre 13)
ou scènes de la vie de Meyerhold                  

Texte de Matéi Visniec
Mise en scène de David Sztulman






Au commencement était l’artiste.
Le metteur-en-scène Vzevolod Meyerhold, qui a choisi de monter sa version de Richard III.
L’art et la création sont affaires de choix, de sentiers successifs, empruntés plutôt que d’autres à la croisée des chemins.
Mais il se trouve que le « camarade Meyerhold », qui s'est illustré durant les premières lueurs de la révolution culturelle, est de fait un artiste au service de l'idéal révolutionnaire de la grande Russie soviétique, ce qui implique de nombreuses interventions et contradictions dans son processus créatif. 

Tout d’abord, ce sont sa femme, ses acteurs et son équipe qui questionnent l’un après l’autre son seul choix de Richard III. « C’est bien Roméo et Juliette, c’est beau, c’est triste, ça parle d’amour... »
Meyerhold tient bon.

La pièce est passée une première fois devant la commission, autorité de censure du ministère de la culture et de la propagande. Meyerhold en attend les retombées, tente quelques ajustements dérisoires par anticipation.
Ce sont désormais des agents d’information du ministère de la culture et de la propagande dont il reçoit visite sur visite dans son espace de travail. Ils passent et repassent, en rapaces, vont et viennent, qui s’enquérant du choix définitif qui lui faire reconnaître William Shakespeare sur « photographie », qui questionner son intention de présenter ce tragique souverain Richard III sous un jour sympathique, au son clinquant et tintant de la machine-à-écrire.


Mais il est surtout reproché à Vzevolod Meyerhold de ne pas répondre dans ses choix artistiques aux exigences idéologiques du ministère de la culture et de la propagande, et, en cela, de ne plus correspondre à l’archétype du parfait artiste au service de la révolution et du régime.
Il est honoré plusieurs fois de la visite du « camarade Staline », en grande pompe sur un promontoire monté sur roulettes où il apparait entre les deux battants d’une fenêtre ouverte. Absurde caricature à l’air affable mais qu’il ne faut pas approcher, qui l’interroge de manière presque informelle au milieu du regard de ses agents aux yeux fixes et retords, au sourire pervers et carnassier.

Le simple fait de représenter Richard III dans des costumes, non d’époque, mais d’aujourd’hui pourrait transmettre au public – c’est-à-dire au peuple – un message subversif l’enjoignant par exemple à un parallèle entre cette page tragique de l’Histoire avec la situation contemporaine de la Russie. La pièce élisabéthaine illustrant l’ascension et la chute d’un tyran, c’est à croire que le « camarade Staline » se sent présomptueusement concerné : pour Meyerhold, Richard III est une incarnation du mal certes, mais l’incarnation d’un mal non-idéologique, insiste-t-il…
© DR
La scénographie, formellement froide et de couleurs chaudes, suspend des questions aux cils de l’imagination : est-ce bien un espace de travail pour une troupe de théâtre ? Et d’où vient que les agents du ministère y entrent comme dans un moulin (rouge) ?
Un mur se referme à l’avant-scène et Meyerhold s’allonge sur un lit de fortune, fermement gardé et surveillé. C’est donc cela : Meyerhold est déjà prisonnier d’un voyeurisme totalitaire, dans la toile de la paranoïa d’état où le moindre fil outre-mesure est systématiquement voué à être éliminé, et où le mot « camarade » préposé à chaque patronyme est moins une marque d’affection toute amicale que le renvoi implicite et constant à un rang commun, hypocritement universel.
Ou bien sommes-nous dans la tête de Vzevolod Meyerhold, ainsi que tout les personnages se succédant ? Dans la succession rythmée et loufoque de ces derniers, on pourrait en effet croire à une succession d’hallucinations dont il serait sujet, n’ayant que trop intégré le totalitarisme ambiant.
D’ailleurs, l’enfant que met au monde sa femme s’avère être l’incarnation parfaite de « l’homme nouveau » et ses premiers mots sont imprégnés de la propagande du régime.
Ou bien est-ce un cauchemar ? Un cauchemar où il est seul, comme l’est chacun, et où le régime est partout… Et avant tout dans le crâne de chacun.


Ce serait proprement Kafkaïen si Matéi Visniec ne prenait pas sans cesse la tangente de la dérision et du grotesque. Son texte est très bien servi en ce sens par la distribution et la mise en scène de David Sztulmann. Yves Jégo, particulièrement, incarne un Meyerhold en proie aux doutes, à la peur, trahi de toutes parts, tant médusé qu'abasourdi par la pieuvre d'absurdité qui l'entoure.
Cet enclos hautement pressurisé éclate par moments et s’envole avec la trajectoire grotesque d’un ballon de baudruche (rouge).

 
© DR



Extinction (Auslöschung), au Théâtre de la Ville


De répugnance et de dégoût


Extinction Auslöschung (Théâtre de la Ville)

© Dunnara Meas




D’après l’œuvre de Thomas Bernhard
Lecture par Serge Merlin
Adaptation de Jean Torrent

Réalisation de Blandine Masson et Alain Françon





Franz Joseph Murau est auteur et professeur ès lettres allemandes à Rome, retiré qu’il est de son domaine familial et de son Autriche natale. Un télégramme parvient chez lui en huit mots comptés : 
« Parents et Johannes morts dans un accident. Caecilia, Amalia. »  Ainsi ses sœurs lui annonçent la nouvelle du décès de leurs parents et de leur frère.
Il lui faut donc retourner à Wolfsegg.

Huit jours auparavant déjà il y avait été contraint, en vue d’assister comme il se doit au mariage d’une de ses sœurs. Il y avait ressenti une fois de plus le rejet profond et réciproque qu’il entretenait depuis toujours avec sa ville natale. Il entame alors – afin de l’éteindre – le récit de sa vie au sein de cette famille, de cette ville, de ce pays, auxquels il semble ressembler si peu.
De son père, agriculteur national-socialiste, et de sa mère – bigote mais maîtresse de l’archevêque Spadolini – Murau n’avait conservé qu’une seule photographie. Mais, sur toutes les autres photographies qu’il avait, pourquoi n’avoir conservé que cette photographie-là, celle où ils lui paraissent si grotesques ?
« Mon père avec sa culotte de golf vieille de trente ans… Sans cesse il répète ‘’Heil Hitler’’ avec cette culotte de golf, qui a sans doute couté très cher, car elle est indestructible ! ».
Quelques évocations de ce grotesque décomplexé allège ainsi par moments cette Extinction dont la sève reste assez noire dans son ensemble.
Sa mère, elle, réprime l’appétence du jeune Franz Joseph pour la lecture. Wolfsegg compte cinq bibliothèques et il semble être le seul à les fréquenter, voire à en connaître l’existence. D’après sa mère, c’est là que « l’enfant le plus superflu qu’on puisse imaginer » cultive ses « idées aberrantes ». Cet échappatoire, celui de la lecture de Kafka, Musil, Broch ou Bernhard, lui a été suggéré par son oncle Georg, modèle de vie et de vertue ayant échappé avec quelques autres – la poétesse Maria, l’ami Zacchi, l’élève Gambetti – à l'arrogante bêtise générale. Celui-ci lui révèle aussi, l’exemple du père et du frère en joue, la « comédie du travail » donnant à tous des airs d’importance quand chacun ne parle que d’argent et ne songe en réalité qu’à son ventre.

Mais c’est une autre comédie qui provoque la plus grande répugnance de Murau, celle de ses parents  à l’égard des gauleiters et autres SS-Obersturmbannfürhers, en particulier une fois l’armistice déclaré : durant des années, des hauts dignitaires nazis avaient trouvé refuge dans le Pavillon des Enfants qui jouxtait sa maison et dont sa mère avait retiré du porche la croix gammée. À l’extérieur, en apparence, le Pavillon était laissé comme à l’abandon, mais en son sein s’agitait un certain luxe. Ces murs où Franz Joseph avait joué et ri étant enfant, où tant de souvenirs était pour lui enfouis, constituaient désormais un abri sûr et opulent à ces monstres de guerre.
C’est là ce qu’il a fui pour Rome, sans contact plus approfondi avec sa famille que les huit mots symptomatiques du télégramme. Le prix de l’exil est la solitude. « Être complètement seul ne signifie rien d’autre que d’être complètement fou », mais Murau ne l’aurait-il pas été davantage s’il était resté avec les siens ? Et est-on vraiment complètement seul, quand on est complètement fou?
Adressant ses lettres à son élève Gambetti, il prend la décision d’en faire le récit, afin d’ « éteindre » tout cela, famille, ville, patrie. Passé. Horreur. Et il a déjà le titre : Exctinction.
« Je suis en train de décomposer et de désagréger Wolfsegg et les miens, de les anéantir, de les éteindre, et, en même temps, je me décompose moi-même, je me désagrège, je m’anéantis, je m’éteins. (…) Bientôt mon existence sera éteinte et je ne suis arrivé à rien. »

Thomas Bernhard écrit ce récit transposé d'un auteur sentant sa fin venir, et avec elle, l'extinction des siens, de wolfsegg. Il ne décrit pas tant le nazisme en lui-même que la médiocrité sale et complaisante qu'il a su galvaniser et qui l'entourait. En justifiant et revendiquant sa propre exagération vis-à-vis de sa famille, Murau défend l’art d’exagération qu’est celui de Thomas Bernhard, en particulier à l’égard de l’Autriche nazie, « cette maison du commerce dirigée par des pervers ».
Durant ce qui s'avère être beaucoup plus qu’une lecture, cet art d’exagération est parfaitement servi par la voix de Serge Merlin. Celui-ci virevolte dans les intentions du narrateur autrichien, passant alternativement d’une voix frêle et vacillante, pleine de mélancolie épuisée, à une voix profonde, gutturale et caverneuse, avec laquelle il éructe les mots de répugnance et de dégoût de Murau.
Après Minetti, Le Réformateur et Le neveu de Wittgenstein, Serge Merlin connait bien l’écriture de Thomas Bernhard : « L’adaptation de Jean Torrent a prélevé les petites phrases méchantes, crépitantes… Et puis une certaine tendresse du regard. Elle restitue le malaise angoissé que l’on peut ressentir face à ces murs que l’on ne peut pas franchir. Ces choses incompréhensibles qui n’auraient pas dû exister, qui sont là et vous écrasent. Ces choses indicibles que l’on doit faire entendre. »


Lecture enregistrée par France Culture
diffusion dans ‘’Théâtre et cie’’ dimanche 4 mars 2012 à 21h.