mardi 14 février 2012

Richard III n'aura pas lieu, au Théâtre 13


Le régime est aussi dans la tête de Vzevolod Meyerhold


Richard III n'aura pas lieu   (Théâtre 13)
ou scènes de la vie de Meyerhold                  

Texte de Matéi Visniec
Mise en scène de David Sztulman






Au commencement était l’artiste.
Le metteur-en-scène Vzevolod Meyerhold, qui a choisi de monter sa version de Richard III.
L’art et la création sont affaires de choix, de sentiers successifs, empruntés plutôt que d’autres à la croisée des chemins.
Mais il se trouve que le « camarade Meyerhold », qui s'est illustré durant les premières lueurs de la révolution culturelle, est de fait un artiste au service de l'idéal révolutionnaire de la grande Russie soviétique, ce qui implique de nombreuses interventions et contradictions dans son processus créatif. 

Tout d’abord, ce sont sa femme, ses acteurs et son équipe qui questionnent l’un après l’autre son seul choix de Richard III. « C’est bien Roméo et Juliette, c’est beau, c’est triste, ça parle d’amour... »
Meyerhold tient bon.

La pièce est passée une première fois devant la commission, autorité de censure du ministère de la culture et de la propagande. Meyerhold en attend les retombées, tente quelques ajustements dérisoires par anticipation.
Ce sont désormais des agents d’information du ministère de la culture et de la propagande dont il reçoit visite sur visite dans son espace de travail. Ils passent et repassent, en rapaces, vont et viennent, qui s’enquérant du choix définitif qui lui faire reconnaître William Shakespeare sur « photographie », qui questionner son intention de présenter ce tragique souverain Richard III sous un jour sympathique, au son clinquant et tintant de la machine-à-écrire.


Mais il est surtout reproché à Vzevolod Meyerhold de ne pas répondre dans ses choix artistiques aux exigences idéologiques du ministère de la culture et de la propagande, et, en cela, de ne plus correspondre à l’archétype du parfait artiste au service de la révolution et du régime.
Il est honoré plusieurs fois de la visite du « camarade Staline », en grande pompe sur un promontoire monté sur roulettes où il apparait entre les deux battants d’une fenêtre ouverte. Absurde caricature à l’air affable mais qu’il ne faut pas approcher, qui l’interroge de manière presque informelle au milieu du regard de ses agents aux yeux fixes et retords, au sourire pervers et carnassier.

Le simple fait de représenter Richard III dans des costumes, non d’époque, mais d’aujourd’hui pourrait transmettre au public – c’est-à-dire au peuple – un message subversif l’enjoignant par exemple à un parallèle entre cette page tragique de l’Histoire avec la situation contemporaine de la Russie. La pièce élisabéthaine illustrant l’ascension et la chute d’un tyran, c’est à croire que le « camarade Staline » se sent présomptueusement concerné : pour Meyerhold, Richard III est une incarnation du mal certes, mais l’incarnation d’un mal non-idéologique, insiste-t-il…
© DR
La scénographie, formellement froide et de couleurs chaudes, suspend des questions aux cils de l’imagination : est-ce bien un espace de travail pour une troupe de théâtre ? Et d’où vient que les agents du ministère y entrent comme dans un moulin (rouge) ?
Un mur se referme à l’avant-scène et Meyerhold s’allonge sur un lit de fortune, fermement gardé et surveillé. C’est donc cela : Meyerhold est déjà prisonnier d’un voyeurisme totalitaire, dans la toile de la paranoïa d’état où le moindre fil outre-mesure est systématiquement voué à être éliminé, et où le mot « camarade » préposé à chaque patronyme est moins une marque d’affection toute amicale que le renvoi implicite et constant à un rang commun, hypocritement universel.
Ou bien sommes-nous dans la tête de Vzevolod Meyerhold, ainsi que tout les personnages se succédant ? Dans la succession rythmée et loufoque de ces derniers, on pourrait en effet croire à une succession d’hallucinations dont il serait sujet, n’ayant que trop intégré le totalitarisme ambiant.
D’ailleurs, l’enfant que met au monde sa femme s’avère être l’incarnation parfaite de « l’homme nouveau » et ses premiers mots sont imprégnés de la propagande du régime.
Ou bien est-ce un cauchemar ? Un cauchemar où il est seul, comme l’est chacun, et où le régime est partout… Et avant tout dans le crâne de chacun.


Ce serait proprement Kafkaïen si Matéi Visniec ne prenait pas sans cesse la tangente de la dérision et du grotesque. Son texte est très bien servi en ce sens par la distribution et la mise en scène de David Sztulmann. Yves Jégo, particulièrement, incarne un Meyerhold en proie aux doutes, à la peur, trahi de toutes parts, tant médusé qu'abasourdi par la pieuvre d'absurdité qui l'entoure.
Cet enclos hautement pressurisé éclate par moments et s’envole avec la trajectoire grotesque d’un ballon de baudruche (rouge).

 
© DR