jeudi 29 mars 2012

Finnegans Wake - Chap.I, au Théâtre de l’Aquarium - La Cartoucherie



Finnegans Wake -  Chap.I (Théâtre de l’Aquarium - La Cartoucherie) 


D’après Finnegans Wake de James Joyce
Traduction de Philippe Lavergne (Ed. Gallimard, 1982)
Mise en scène d’Antoine Caubet
Avec Sharif Andoura










Si les personnages d’Ulysses étaient, bien que polymorphes, encore pourvus d’une identité singulière (donc étanche), le personnage unique de Finnegans Wake s’avère, en quelque sorte, être le langage lui-même.
Le linguiste François Van Leare relevait son ingénieuse difficulté : 
« Mais nous sommes à l’heure exacte où l’ « illisible » s’énonce au fond de toute écriture – à l’heure exacte où nous attend (où nous attendra longtemps) ce livre que nous ne pouvons que relire, sans savoir pour autant que nous le lisons. L’enfer de Joyce (…) n’a pas d’autre lieu, pas d’autre nécessité (mais d’une contrainte absolue, égale à sa gratuité) que la possibilité du dire, et sa condition, son prix dérisoire. (…) Jamais peut-être ailleurs que dans ce texte sans clôture, qui déçoit vertigineusement l’interrogation par le trop-plein de sa réponse, la « lecture » n’apparut à ce point comme une entreprise désespérée. »


« D’erre rive en rêvière »

La rivière Liffey, qui traverse Dublin de part en part pour rejoindre, entame l’histoire avant l’Histoire.
Celle-ci est une digne métaphore de la langue de James Joyce, torrent regorgeant de sens et de remouds.
Aux prises avec l’alcool, sa libido et ses déboires conjugaux, Tim Finnegan est mort. Tombé de son échelle de maçon alors qu’il pratiquait l’onanisme en songeant à Anna Livia Plurabelle, sa femme… ou bien est-ce sa fille ?.. Le récit apparait et s’érode sous un filtre ambigu et trouble – celui de la rivière ? Du whisky ? –  sous un entrelacement de mécanismes syntaxiques et lexicaux qui confère à chaque segment de phrase des myriades de sens et de sons comprimés, de connotations plus qu’éventuelles : dans le texte, « wanamade singsigns to soundsense and yi he wanna git all his flesh nuemaids motts truly prural and plusible »…


« La chute (bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerronntuonnthunntrovarrhounawnkawn toohoohoordenenthnuk !) d’un vieux paironeau autrefois wallstrict est retalée tôt au lit et relatée plus tard en vif descendant à travers toute la ménestrandie chrétienne. Le grand déval de sur le mur entilla dans un si court délai la pfjschute de Finnegan, un irois solide, que le haut de sa ptête bosse de l’humême envoie prommetement quelque n’inquérir bien vers l’ouest en quête de ses toumptipatons cabossés : en fin leur pointfin place au retourniquet du knock-out dans le parc où des oranges reposent au vert depuis que devlin furste a aimé livvy. Que de clashs ici de voeux kontre vices, les dieux ostréicoths blaquant les piscicoths !»


François Van Leare : « Un ‘mot’ plein de Finnegans Wake, polysème par constitution, déploie virtuellement ses différents sens, (souvent « contradictoires » ou « exclusifs » les uns des autres) sur un axe en quelque sorte vertical : on développe une pile de sens étagés, – mais ce « mot » prend sens également en fonction des « mots » qui l’avoisinent, dont les étages de sens entreront de diverses façons en communications avec ses propres étages de significations. »
Des bourgeons multiples et exponentiels poussent constamment à la tige de chaque mots, voire de chaque phonème, jusqu’à former parfois comme un bouquet, tant de sons que de sens.

À son chevet, la famille et les amis de Finnegan boivent des litres de Guiness et de whisky, et racontent en chansons l’histoire du pauvre défunt. Deux gouttes sur le corps suffiront à le ramener à la vie. 
Le primitif Finnegan est transporté dans les airs, revoit la Liffey, et entre alors dans la peau de H.C.E., moderne père de famille et propriétaire de pub. H.C.E. s’est bêtement empêtré dans des rumeurs d’affaires de mœurs déviantes dans un parc public, et sa femme – qui n’est autre qu’Anna Livia Plurabelle – a fort à en souffrir.
Leurs jumeaux, Shem et Shaun, sont prétextes, pour James Joyce, à bien des symboles : Shem – S(h)em, sémantique, Signifié – est écrivain, tandis que Shaun – « shown », anglais de « montré », Signifiant – est postier. Et quand Anna Livia décide d’écrire sa honte dans une lettre, elle la dicte à Shem et charge Shaun de la délivrer.
Celle-ci n’arrivera jamais à destination, arrachée à la terre d’un monticule, des années plus tard…


  © Hervé Bellamy


Seul en scène sur un tapis héxagonal d’ocres copeaux, Sharif Andoura est le conteur-narrateur-guide, qui tour à tour invoque la voix de la Liffey, celles du récit de Finnegan et de sa métamorphose. Sa fluidité marque pour le moins un indéniable travail sur le texte et sa « mise en bouche ». Par son agile usage du verbe et les accélérations qu’il mène, le comédien devient cette rivière sémantique sur la hampe de laquelle glissent les mots tortueux, érodés, concassés d’un récit que l’auteur a volontairement rendu flou.
Une marionnette suspendue, évoluant doucement par elle-même ou dans les bras du comédien, représente successivement Finnegan, le cabaretier, et d’autres personnages avec lesquels le conteur a affaire. La mise-en-scène d’Antoine Caubet emploie également les moyens des ombres et de la vidéo pour illustrer ou encadrer le maelström idiomatique du poète irlandais.


***


Antoine Caubet suit la démarche qui est la sienne, porté par deux impératifs : mettre en scène des œuvres exigeantes qu’il choisit par goût, avec la nécessité qu’il ressent d’ouvrir ce travail au plus grand nombre.
Il fonde la compagnie Théâtre Cazaril en 1985 et monte des œuvres de Peter Handke et Gorki, et plus tard de Berthold Brecht et John Fosse. Artiste associé au Théâtre de l’Aquarium depuis 2010, Antoine Caubet a présenté Roi Lear 4/87 d’après William Shakespeare, Partage de Midi de Paul Claudel, et Un Marie-Salope de Jean-Paul Quéinnec.

Après quelques années de travail en compagnie en Belgique, Sharif Andoura a suivi sa formation à l’Ecole du Théâtre National de Chaillot, puis au Théâtre National de Strasbourg. Il a notamment travaillé auprès de Stéphane Braunschweig, Sylvain Maurice, Jacques Vincey, Matthieu Cruciani et Gérard Watkins.

Finnegans Wake - Chap.1 est co-produit par le Théâtre Cazaril, le Théâtre de l’Aquarium, l’Apostrophe scène nationale de Cergy-Pontoise et Arcadi.





mardi 6 mars 2012

Je ne suis personne, à La Loge



Je ne suis personne (La Loge)



D’après Fernando Pessoa
Mise en scène de Guillaume Clayssen
Avec Aurélia Arto
Conseil littéraire : Patrick Quillier
Scénographie : Stéphanie Rapin
Production : Compagnie des Attentifs.



Écrivain, critique et poète, Fernando Pessoa n’était pas dramaturge.
Le travail de Guillaume Clayssen, à l’exception de sa version d’ailleurs remarquée des Bonnes de Jean Genêt en 2011, s’attache souvent à transposer pour la scène des textes qui originellement n’ont pas été conçus à cet effet.
Je ne suis personne consiste en un montage de textes, pour bonne partie extraits du Livre de l’intranquillité, qui a fait connaître l’auteur portugais et son scepticisme mystique.
Guillaume Clayssen : « Pessoa est un anarchiste de la poésie qui fait du poème un acte de lucidité et de vérité. Il ne cherche pas le beau en tant que tel mais la perception la plus pure, la plus acérée du réel. »
Les fragments portés à la scène sillonnent la question de l’identité, de son existence, de sa perte, et dévoilent le questionnement total et permanent d’un homme sur lui-même et ceux qui l’entoure.


« Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne. »



Les mots sont scandés avec lenteur, et sur chacun semble peser une douleur particulière. Il n’est pas tant question d’un manque d’affectivité et de reconnaissance sociale que d’une lacune structurelle.
L’identité dont la perte est déclarée a-t-elle même existé ou n’est-elle qu’illusion et orgueil ?
« Alors que nous croyons vivre, nous sommes morts ; et nous commençons à vivre lorsque nous sommes moribonds. »


Très loin du « Connais-toi toi-même » cher à Socrate, le poète sape les bases d’une identité qu’il croyait s’être forgée mais qui se délite au moment de la prise de conscience initiale.
Interrogeant la volonté d’être, la volonté d’action se voit à son tour écharpée :
« Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain. Il n’est même pas besoin de faire quoi que ce soit, ni aujourd’hui, ni demain. Ne pense jamais à ce que tu vas faire. Ne le fais pas. Vis ta vie. Ne sois pas vécu par elle. »


Les conséquences de ce « vide » intime, qui habite chacun, dépassent de loin sa personne et sa propre activité : celui-ci remet en cause la possibilité du lien avec autrui.
« Perdu au labyrinthe de moi-même, je ne sais plus quel est le chemin qui me mène d’ici à la réalité claire et humaine, à la réalité pleine de lumière où je pourrais me trouver des frères. »
L’identité, point de départ de ce chemin vers l’autre, a ici perdu la boussole. Et plus que ses accointances, c’est son rapport à la question de l’altérité qui en est ébranlé : comment croire à l’existence réelle d’autrui quand la nôtre pose question ?
C’est même là un trait qu’il généralise :
« Il n’est personne, me semble-t-il, qui admette véritablement l’existence réelle de quelqu’un d’autre. (…)
Lorsqu’on m’a annoncé hier que le caissier du tabac s’était suicidé, j’ai eu l’impression d’un mensonge. Le pauvre, il existait donc, lui aussi ! Nous l’avions oublié. (…)
C’est tout ce qui me reste, à moi, d’un homme qui a senti si fortement qu’il s’est tué de trop sentir, parce qu’enfin, on ne se tue certainement pas pour autre chose.»

L’illustration du scepticisme à l’égard de l’existence d’autrui est sans appel. « Le caissier du tabac », celui qu’il croisait tous les jours sans y prêter plus d’attention, a choisi d’en finir avec sa vie. La mort est là, au bout du sentiment. Son annonce est un choc qui fait dépasser à la souffrance d’autrui, à son ressenti et donc à son existence, le rang de simple éventualité théorique. La mort implique l’existence d’une vie, et le choix de celle-ci révèle des souffrances jusqu’alors insoupçonnées.

© Victor Clayssen


Lorsqu’il ne signait pas de son nom, Fernando Pessoa usait d’ « hétéronymes », noms de poètes imaginaires, sortes de pseudonymes dont chacun revêt seulement une part de la personnalité de l’auteur. Il œuvre ainsi à ce qu’il appelle son « Trama em gente », son « drame à l’intérieur d’une personne ». Il s’agit, d’après Patrick Quillier, d’un « dispositif dramaturgique mettant en scène des personnages intérieurs ».
Aurélia Arto incarne seule les différentes voix de ce dialogue intime, homme, femme, enfant.
Le regard embué et fixé vers le lointain, son interprétation reste vibrante et poignante jusqu’à la dernière syllabe. Les intentions du texte varient, et sa voix avec elles. On voit tomber ses larmes, qui paraissent aussi réelles et sincères que son profond amour pour les textes de Pessoa, élan premier de ce choix.
Au comble du doute métaphysique, il semble même par moments qu’elle rit de ses propres larmes...
Un fauteuil, autour duquel elle fait résonner le scepticisme existentiel de Pessoa, et un néon au sol à la lumière changeante, marquent une scénographie épurée, voire austère, mais qui rend finalement très bien (ainsi que la salle de La Loge) l’intimité qui sied au propos.

« Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la redécorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes. »


Les 21, 22, 23, 28 et 29 février et le 1er mars 2012.
Reprise à La Loge en mai 2012, dates à venir.

NOVA, à La Loge


NOVA (La Loge)


Collectif Hubris
Mise-en-scène de Raouf Raïs
Avec Cécile Chatignoux, Ophélie Legris, Jean-Antoine Marciel, Patrice Riéra et Sophie Mourousi.
Consultant artistique : Laurent Chauzain
Scénographie et costumes : Patrick Cavalié



 La disposition des spectateurs, sur trois côtés de la petite salle du théâtre de la Loge, laisse place à une scène tant frontale que centrale où  les cinq comédiens sont déjà, que l’on distingue en fond dans la pénombre.
Les lettres éponymes N, O, V, A, disposées au sol, annoncent quelque chose de lumineux et de mouvementé. 
S’avère donc surprenante la (très) longue introduction, l’attente noire et silencieuse, toute en retenue. Le calme avant l’intempestif. « Nova, c’est la fête des possibles », prévenait le flyer jaune et noir. Un (faux) faux départ musical annonce la couleur en filigrane. 
La musique (deuxième mouvement de la 7ème Symphonie de Beethoven) finit par percer et monter, solennelle, en un long crescendo tant mélodique que sonore, jusqu’à devenir aussi assourdissante que cette introduction est longue. La lumière se fait, elle aussi progressivement.

Inactifs et en silence, un premier regard émerge vers les spectateurs, qui devient une présence, nerveuse, comme ayant déjà commencé intérieurement son soliloque, un peu avant que ne jaillisse sa voix. Dans cet extrait des Villages de Peter Handke, il est question du big-bang, de la naissance de la matière, des étoiles et de leur spectaculaire trépas. Ce qui paraissait jusqu’alors éruption brute et presque incontrôlée d’un savoir à destination des spectateurs, fait réagir de plus en plus les autres yeux et lèvres en présence sur scène. L’exposé se tourne vers eux et devient dialogue dans l’explication à un tiers profane et peu au fait des choses de l’univers lointain, dont les questions et réactions dévoilent l’humour et la légèreté de mise au-delà du fond scientifique développé de prime abord. 
Dans son effondrement dû aux forces gravitationnelles, une étoile libère toute sa lumière et prend une forme appelée « NOVA », ou « supernova ». Le soleil lui-même, dans cinq milliards d’années, n’existera plus sous la forme qu’on lui connait et rétrécira jusqu’à devenir une naine blanche. Les trous noirs, formés d’antimatière, absorbent lumière et matière et les détruisent ; il en est un au centre de notre univers… « Mais, moi, je peux le voir le trou noir ?... » 

Ce savoir supposé universel dérive en théories plus fantasques d’extraterrestres qui seraient mentionnés dans les hiéroglyphes des pyramides, elles-mêmes disposées telles une carte de la constellation d’Orion, constellation du Lion qu’était le Sphinx à son origine (avant qu’il ne soit « rénové par Néfertiti sous ses traits »). Des naïvetés et des doutes l’avaient déjà interrompu auparavant, mais là c’en est trop, la contestation met fin à l’exposé : « C’est du flanc ! Toutes les théories, c’est du flanc. »



Syncrétisme éphémère

Ainsi naissent et meurent les univers abordés à partir d’un réel scientifique, situationnel ou vécu, qui explose et irradie jusqu’à s’éteindre, « comme on casse un objet pour voir ce qu’il y a dedans ». Savoir, discussion, souvenir, tout passe au moulinet un brin surréaliste du collectif Hubris.
Le collectif compte une entité fixe, les créateurs du collectif qui définissent le cadre et la direction artistique, et une entité mouvante d’artistes qui sont forces de proposition au service de la création, ainsi construite à partir d’improvisations. En note d’intention, le collectif définit son objet et sa cible : non pas se divertir du réel pour en échapper, mais se divertir avec le réel, en abstraire les « phénomènes répétitifs, anodins et contradictoires, les porter à la scène, pour transcender le réel le renouveler. »

Patrice Riéra expectore, à toute vitesse et dans un essoufflement réel, une journée de malchance, constamment marquée de circonstances désastreuses, tant matérielles qu’affectives.
Dans un dialogue mâtiné de la gêne pathétique d’une amie qui ne veut pas savoir, Cécile Chatignoux raconte la mélancolie et soulève la question du suicide – qu’elle prononce à peu près « sucide », mais ne pouvant mettre le doigt sur le terme « sucide » dans le dictionnaire, elle s’est finalement ravisée quant à ses pulsions de mort.
C’est très légèrement et avec nombres de détails pittoresques et drôles qu’Ophélie Legris débute l’évocation d’une séance de babysitting
qui tournera soudain, et visiblement dans ses yeux, au cauchemar…
Ce sont parfois des simultanéités incongrues qui surprennent.
Tandis que résonnent les douces cordes – vocales et instrumentales – d’Ophélie sur l’air de la « Supplique... » de Georges Brassens, Jean-Antoine enlève frénétiquement ses vêtements, les yeux fixes, comme en transe, avant d’entamer une danse disco des moins idoines. Un peu plus tard (une fois remis son costume) il porte une chaise au centre et offre à celui de l’assistance qui se sent « suffisamment libre » de venir y prendre place, pour se faire tuer au moyen d’un long couteau… et revenir à la vie cinq minutes après. Seulement, prévient-il, « on n’est pas dans un spectacle de magie ici, on est au théâtre, et au théâtre tout est vrai ! » Cécile s’assoie sur la chaise en conscience, mais heureusement on est déjà passé à autre chose.

Ce moment de théâtre –  qui voudrait presque faire mine de ne pas l’être – est constamment jalonné de soubresauts audacieux d’un registre à l’autre, du rire ironique ou volontairement régressif  à l’émotion pure.  Par les coupures nettes et tranchées des séquences successives et entrelacées, le spectateur accède à l’idée que n’importe quoi pourrait parfaitement avoir lieu devant lui et exploser en cours de route, ou s’éteignant peu à peu – tel un « fondu au noir » en matière cinématographique – vers un autre mouvement, au sens aristotélicien de changement et d’avènement.

Pour bonne part de l’émotion suscitée,  « l’esprit de la nouvelle ère » est incarné en verbe par Sophie Mourousi. Restée assise, consciencieusement inactive et silencieuse durant la première moitié de la représentation, son intervention étonnerait presque déjà en soi. Au public et au-delà, elle adresse un message, son « poème dramatique » dit-elle. Message philologique, ésotérique, aux accents symbolistes et futuristes. C’est aussi sur ses paroles, lors d’une seconde et ultime intercession, que se conclue NOVA.
« Le tremblement de vos paupières, c’est le tremblement de la vérité ».


Les références littéraires invoquées sont principalement romantiques : derniers écrits de Victor Hugo (« J’ai vu la lutte de la nuit et du jour, j’ai vu la lumière noire »), Gérard de Nerval et son « Soleil noir de la mélancolie », George Sand…

« La nouvelle création du Collectif Hubris n’a pas pour objectif de se divertir du réel mais de se divertir avec le réel. Il ne s’agit pas ici de faire diversion, de se changer les idées, de penser à autre chose que le quotidien. Il s’agit de partir de situations du quotidien ( activités, sensations, conversations), d’en extraire les phénomènes répétitifs, anodins et contradictoires, de les porter à la scène, pour transcender le réel, le renouveler. Il s’agit de rappeler que chaque expérience est unique, que chaque pas est un pas différent, que la surprise est immanente. »

Ce qui ressort de ce patchwork d’éclipses et ce qui lie les scènes semble être un canevas appliqué au réel et à sa représentation : celui de supernovas qui se succèderaient dans une valse perpétuelle de vie et de mort. Comme il en est des étoiles, de l’effondrement parfois abrupte d’un temps jaillit la lumière d’un autre moment, tantôt grotesque et absurde, tantôt poignant d’innocence, de (douce) mélancolie et de sincérité.
Serties de multiples absurdités intempestives et de vérités transgressives, aussi éphémères et imprévisibles qu’un vol de papillon, les mouvements y naissent tels des créatures florales, esquissées, respirées un instant puis jetées, qui s’étiolent tout en libérant les germes et la place au présent subséquent, tout autre et tout proche à la fois.
Le style de NOVA et l’énergie déployée peuvent largement faire chavirer tous les préjugés existant sur le théâtre (notamment auprès d’un public jeune). Mais le spectacle peut aussi paraître (à chaud et sans mûre réflexion) un peu confus dans ses enchaînements et difficile à suivre dans le fond développé.



NOVA a été présenté du 24 mai au 2 juin 2011 et repris les 28, 29 février et 1er mars 2012.

Le collectif Hubris est en résidence à La Loge (77 rue de Charonne, Paris 11ème arrt.).
Encore trop confidentielle malgré sa notoriété galopante, La Loge compte beaucoup d’habitués, un public régulier qui en a connu et cerné l’état d’esprit. 
La programmation et l’accueil en résidence du lieu sont dédiés aux créations contemporaines, souvent expérimentales à bien des égards, et teintés tant d’ironie que d’onirisme.


jeudi 1 mars 2012

Œdipe, au Théâtre du Lucernaire


ŒDIPE (Lucernaire)
de Voltaire
Compagnie Théâtre du Loup Blanc
Mise en scène de Jean-Claude Séguin


Avec François Chodat, Luc Ducros, Marie Grudzinski, Antoine Herbez, Vincent Domenach et Juliette Wiatr.


Dès l’entrée, les crimes ont été commis et l’abjecte situation est déjà bien en place. Jocaste et Œdipe, inconscients de leur sort tragique mais heureux de leur situation, luisent d’une assurance qu’ils estiment aller de soi.
Dans cette enquête criminelle qui vire à la quête identitaire, c’est à la cadence des oracles, des soupçons, des révélations et des témoignages que sera découverte l’affreuse réalité et que se déliteront la fermeté et la confiance de leurs caractères.
Après des siècles sous la poussière du silence, à la faveur des Œdipe ou Œdipe Roi des illustres prédécesseurs de Voltaire, le choix de la compagnie et de Jean-Claude Séguin est en soi fort intéressant. Cette première pièce, qui a fait connaître un François-Marie Arouet très jeune et impertinent, sait se démarquer tout en suivant le mythe originel.


Le guerrier Philoctète, héros ami d’Alcide, récemment débarqué à Thèbes, porte la nouvelle de la mort d’Hercule. Il apprend qu’en son absence le roi Laïus a été assassiné et que Jocaste, veuve de Laïus et ancienne amante de Philoctète, épouse Œdipe, vainqueur du Sphinx. Celui-ci devient de fait le nouveau régent.
À Thèbes la peste fait rage, et les dieux demandent, dans les présages qu’ils accordent aux hommes, que soit connu et puni le meurtrier de Laïus. Chacun s’enquiert donc de l’enquête selon son rang, Œdipe le premier. Et il débute avec l’étrange pressentiment de n’être pas pour rien dans le crime en question.
Mais c’est sur Philoctète que se tournent d’abord les regards.
Ce personnage, ajout voltairien qui n’apparait dans aucune autre version d’Œdipe, a été considéré par son auteur lui-même comme un « défaut » de sa première pièce, présent uniquement aux trois premiers actes et semblant un peu ne venir à Thèbes que pour y être accusé.
Je pense au contraire qu’il joue tout à fait son rôle dans le nœud dramaturgique. Son rôle de diversion temporelle et morale.
Les trois premiers actes accusent injustement Philoctète, tandis que les deux derniers mettent Œdipe face à sa réalité et à son destin. « Ainsi il parait que ce sont deux tragédies dont l’une roule sur Philoctète et l’autre sur Œdipe », écrivait Voltaire au sujet de on personnage-défaut.
Car Philoctète est innocent. Seulement, il a, dans son ancien amour pour Jocaste, ce que l’on appellera plus tard le mobile idéal pour tuer Laïus – et ce serait certes un crime plus supportable que celui qui s’apprête à être révélé.

Antoine Herbez incarne puissamment la résistance juste de Philoctète face à ses détracteurs et sert d’un regard bleu et serein le caractère de son personnage.
Philoctète n’a que son honneur et sa bonne foi pour se justifier face aux accusations et à une foule apeurée par des oracles tumultueux, réclamant un bouc-émissaire. Vertueux et incriminé à tort d’un assassinat dont la réalité le dépasse largement, il est le pendant moral du personnage d’Œdipe.
Ce en quoi ce personnage dépasse le simple ajout dramaturgique pour devenir, peut-être, un alter ego dramaturgique de Voltaire, est sa position de défi face au pouvoir et en l’occurrence aux accusations de celui-ci.
« Le trône est un objet qui n’a pu me tenter :
Hercule à ce haut rang dédaignait de monter
Toujours libre avec lui, sans sujet et sans maître
J’ai fait des souverains et n’ai point voulu l’être. » (Acte II)
En prison pour insulte au régent quand il a écrit cette pièce, l’auteur prend soin en effet de faire ajouter à Philoctète :
« Un roi pour ses sujets est un dieu qu’on révère.
Pour Hercule et pour moi c’est un homme ordinaire. »
Il est fier et sûr de son bon droit. Mais  la « première » tragédie de la pièce « roule » et s’abat d’autant plus sur lui que c’est le roi Œdipe qui mène accusations et interrogatoires.

Innocent lui-aussi, Phorbas, ancien favori et ami du défunt roi, a été emprisonné plusieurs années pour ce meurtre qu’il n’a pas commis mais dont on n’a jamais retrouvé le signataire. Seul témoin du crime et retrouvé seul sur les lieux de celui-ci, il accuse un homme qu’il dit pouvoir reconnaitre.
Et qu’il reconnait effectivement, des années après, en Œdipe.
Ainsi est confirmé le soupçon intérieur qu’avait Œdipe depuis le premier oracle du Grand-Prêtre. Il se souvient, mais n’avait jamais su auparavant l’identité de sa victime.
Mais Phorbas est doublement témoin. En tant que favori du roi, il s’était, il y a longtemps, vu confié la mission de faire disparaître le fils nouveau-né de Laïus et Jocaste, cet enfant dont un présage disait qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Coupable avant l’acte, dans la prévision des dieux, l’enfant fut emmené par Phorbas dans un pays et une famille dont les descriptions sonnent étrangement familières aux oreilles d’Œdipe.
Apprenant cet ancien oracle et la précaution qui s’ensuivit, Œdipe commence à sombrer dans un doute plus affreux encore. Cet enfant devait tuer son père, Laïus, et épouser sa mère, Jocaste ;
or Œdipe a tué Laïus…et a épousé Jocaste.
Qui ne sont donc autres que, respectivement, son père et sa mère.




« Le voilà donc rempli cet oracle exécrable
Dont ma crainte a pressé l’effet inévitable !
Et je me vois enfin par un mélange affreux
Inceste et parricide et pourtant vertueux. »
La douleur de la surprise est vive pour Œdipe, et vivement interprétée par Vincent Domenach. Tout en nerfs et en froncement contrit du visage, il en fait un Œdipe torturé presque dans sa chair, s’effondrant désormais tout à fait. Ce sont là des pêchés de nature, presque biologiques et existentiels. Au-delà, semble-t-il, de toute justice humaine, de tout entendement.

Contrairement à la version de Sophocle, chez qui Œdipe est châtié et destitué pour ses crimes, c’est volontairement qu’abdique le personnage voltairien, dégouté plus que n’importe qui par les jalons inconscients et irrémédiables de sa destinée.
De même, quand Sophocle montrait Œdipe se crever les yeux en implorant la pitié et évoquait seulement le suicide de Jocaste, là encore, Voltaire procède à l’inverse : il évoque l’aveuglement au sortir d’une scène en l’absence d’Œdipe, et choisit de faire porter le tragique ultime par Jocaste.
Le souvenir et la possibilité d’un amour ancien (celui de Philoctète) confère à cette dernière, dans cette seule version du mythe œdipien, la possibilité d’une échappatoire plus moral, un pendant vertueux à l’abjection inconsciente dans laquelle elle règne.
Le pathos n’en est que plus fort : le sort qu’elle avait tenté de prévenir s’est avancé masqué, et, bien que restée honnête et droite, elle n’a plus pour elle-même qu’aversion et écœurement.
Elle s’exécute malgré l’indulgence du Chœur et les injonctions du Grand-Prêtre en scène finale :
« Tel est l’ordre du Ciel, dont la fureur se lasse
Comme il veut aux mortels, il fait justice ou grâce
Ses traits sont épuisés sur ce malheureux fils
Vivez, ils vous pardonnent… »


La pièce, en vers, est, je crois, très facile d’accès pour tous et offre un autre regard sur le mythe. Voltaire sait s’y démarquer sans pour autant surajouter aux ressorts originels de la pièce.
La simplicité de la mise-en-scène semble vouloir correspondre à un dénudement presque originel en faveur du texte avant tout. Elle peut plaire sans ambages mais peut aussi, par là, ne pas surprendre outre mesure un public déjà rompu aux originalités et aux outrances de mise-en-scène.
Seul élément scénographique outre les tentures, une souche d’arbre évolue d’une position à une autre, de plus en plus haute, semblant inscrire des changements de lieux mais aussi, pourrait-on dire, semblant marquer visuellement la progression de l’enquête et de l’horreur tout à la fois.
Quelques légères différences de jeu suivant à peu près la « hiérarchie » des personnages sont à regretter, mais le texte et l’intention passe et c’est là bien l’essentiel quand il s’agit de Voltaire.



Du 18janvier au 4 mars au Théâtre du Lucernaire.
Le 27 mars à Saint-Genis-Pouilly (01), le 6 avril à Brunoy, le 24 avril à Saint-Lô (50).