jeudi 1 mars 2012

Œdipe, au Théâtre du Lucernaire


ŒDIPE (Lucernaire)
de Voltaire
Compagnie Théâtre du Loup Blanc
Mise en scène de Jean-Claude Séguin


Avec François Chodat, Luc Ducros, Marie Grudzinski, Antoine Herbez, Vincent Domenach et Juliette Wiatr.


Dès l’entrée, les crimes ont été commis et l’abjecte situation est déjà bien en place. Jocaste et Œdipe, inconscients de leur sort tragique mais heureux de leur situation, luisent d’une assurance qu’ils estiment aller de soi.
Dans cette enquête criminelle qui vire à la quête identitaire, c’est à la cadence des oracles, des soupçons, des révélations et des témoignages que sera découverte l’affreuse réalité et que se déliteront la fermeté et la confiance de leurs caractères.
Après des siècles sous la poussière du silence, à la faveur des Œdipe ou Œdipe Roi des illustres prédécesseurs de Voltaire, le choix de la compagnie et de Jean-Claude Séguin est en soi fort intéressant. Cette première pièce, qui a fait connaître un François-Marie Arouet très jeune et impertinent, sait se démarquer tout en suivant le mythe originel.


Le guerrier Philoctète, héros ami d’Alcide, récemment débarqué à Thèbes, porte la nouvelle de la mort d’Hercule. Il apprend qu’en son absence le roi Laïus a été assassiné et que Jocaste, veuve de Laïus et ancienne amante de Philoctète, épouse Œdipe, vainqueur du Sphinx. Celui-ci devient de fait le nouveau régent.
À Thèbes la peste fait rage, et les dieux demandent, dans les présages qu’ils accordent aux hommes, que soit connu et puni le meurtrier de Laïus. Chacun s’enquiert donc de l’enquête selon son rang, Œdipe le premier. Et il débute avec l’étrange pressentiment de n’être pas pour rien dans le crime en question.
Mais c’est sur Philoctète que se tournent d’abord les regards.
Ce personnage, ajout voltairien qui n’apparait dans aucune autre version d’Œdipe, a été considéré par son auteur lui-même comme un « défaut » de sa première pièce, présent uniquement aux trois premiers actes et semblant un peu ne venir à Thèbes que pour y être accusé.
Je pense au contraire qu’il joue tout à fait son rôle dans le nœud dramaturgique. Son rôle de diversion temporelle et morale.
Les trois premiers actes accusent injustement Philoctète, tandis que les deux derniers mettent Œdipe face à sa réalité et à son destin. « Ainsi il parait que ce sont deux tragédies dont l’une roule sur Philoctète et l’autre sur Œdipe », écrivait Voltaire au sujet de on personnage-défaut.
Car Philoctète est innocent. Seulement, il a, dans son ancien amour pour Jocaste, ce que l’on appellera plus tard le mobile idéal pour tuer Laïus – et ce serait certes un crime plus supportable que celui qui s’apprête à être révélé.

Antoine Herbez incarne puissamment la résistance juste de Philoctète face à ses détracteurs et sert d’un regard bleu et serein le caractère de son personnage.
Philoctète n’a que son honneur et sa bonne foi pour se justifier face aux accusations et à une foule apeurée par des oracles tumultueux, réclamant un bouc-émissaire. Vertueux et incriminé à tort d’un assassinat dont la réalité le dépasse largement, il est le pendant moral du personnage d’Œdipe.
Ce en quoi ce personnage dépasse le simple ajout dramaturgique pour devenir, peut-être, un alter ego dramaturgique de Voltaire, est sa position de défi face au pouvoir et en l’occurrence aux accusations de celui-ci.
« Le trône est un objet qui n’a pu me tenter :
Hercule à ce haut rang dédaignait de monter
Toujours libre avec lui, sans sujet et sans maître
J’ai fait des souverains et n’ai point voulu l’être. » (Acte II)
En prison pour insulte au régent quand il a écrit cette pièce, l’auteur prend soin en effet de faire ajouter à Philoctète :
« Un roi pour ses sujets est un dieu qu’on révère.
Pour Hercule et pour moi c’est un homme ordinaire. »
Il est fier et sûr de son bon droit. Mais  la « première » tragédie de la pièce « roule » et s’abat d’autant plus sur lui que c’est le roi Œdipe qui mène accusations et interrogatoires.

Innocent lui-aussi, Phorbas, ancien favori et ami du défunt roi, a été emprisonné plusieurs années pour ce meurtre qu’il n’a pas commis mais dont on n’a jamais retrouvé le signataire. Seul témoin du crime et retrouvé seul sur les lieux de celui-ci, il accuse un homme qu’il dit pouvoir reconnaitre.
Et qu’il reconnait effectivement, des années après, en Œdipe.
Ainsi est confirmé le soupçon intérieur qu’avait Œdipe depuis le premier oracle du Grand-Prêtre. Il se souvient, mais n’avait jamais su auparavant l’identité de sa victime.
Mais Phorbas est doublement témoin. En tant que favori du roi, il s’était, il y a longtemps, vu confié la mission de faire disparaître le fils nouveau-né de Laïus et Jocaste, cet enfant dont un présage disait qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Coupable avant l’acte, dans la prévision des dieux, l’enfant fut emmené par Phorbas dans un pays et une famille dont les descriptions sonnent étrangement familières aux oreilles d’Œdipe.
Apprenant cet ancien oracle et la précaution qui s’ensuivit, Œdipe commence à sombrer dans un doute plus affreux encore. Cet enfant devait tuer son père, Laïus, et épouser sa mère, Jocaste ;
or Œdipe a tué Laïus…et a épousé Jocaste.
Qui ne sont donc autres que, respectivement, son père et sa mère.




« Le voilà donc rempli cet oracle exécrable
Dont ma crainte a pressé l’effet inévitable !
Et je me vois enfin par un mélange affreux
Inceste et parricide et pourtant vertueux. »
La douleur de la surprise est vive pour Œdipe, et vivement interprétée par Vincent Domenach. Tout en nerfs et en froncement contrit du visage, il en fait un Œdipe torturé presque dans sa chair, s’effondrant désormais tout à fait. Ce sont là des pêchés de nature, presque biologiques et existentiels. Au-delà, semble-t-il, de toute justice humaine, de tout entendement.

Contrairement à la version de Sophocle, chez qui Œdipe est châtié et destitué pour ses crimes, c’est volontairement qu’abdique le personnage voltairien, dégouté plus que n’importe qui par les jalons inconscients et irrémédiables de sa destinée.
De même, quand Sophocle montrait Œdipe se crever les yeux en implorant la pitié et évoquait seulement le suicide de Jocaste, là encore, Voltaire procède à l’inverse : il évoque l’aveuglement au sortir d’une scène en l’absence d’Œdipe, et choisit de faire porter le tragique ultime par Jocaste.
Le souvenir et la possibilité d’un amour ancien (celui de Philoctète) confère à cette dernière, dans cette seule version du mythe œdipien, la possibilité d’une échappatoire plus moral, un pendant vertueux à l’abjection inconsciente dans laquelle elle règne.
Le pathos n’en est que plus fort : le sort qu’elle avait tenté de prévenir s’est avancé masqué, et, bien que restée honnête et droite, elle n’a plus pour elle-même qu’aversion et écœurement.
Elle s’exécute malgré l’indulgence du Chœur et les injonctions du Grand-Prêtre en scène finale :
« Tel est l’ordre du Ciel, dont la fureur se lasse
Comme il veut aux mortels, il fait justice ou grâce
Ses traits sont épuisés sur ce malheureux fils
Vivez, ils vous pardonnent… »


La pièce, en vers, est, je crois, très facile d’accès pour tous et offre un autre regard sur le mythe. Voltaire sait s’y démarquer sans pour autant surajouter aux ressorts originels de la pièce.
La simplicité de la mise-en-scène semble vouloir correspondre à un dénudement presque originel en faveur du texte avant tout. Elle peut plaire sans ambages mais peut aussi, par là, ne pas surprendre outre mesure un public déjà rompu aux originalités et aux outrances de mise-en-scène.
Seul élément scénographique outre les tentures, une souche d’arbre évolue d’une position à une autre, de plus en plus haute, semblant inscrire des changements de lieux mais aussi, pourrait-on dire, semblant marquer visuellement la progression de l’enquête et de l’horreur tout à la fois.
Quelques légères différences de jeu suivant à peu près la « hiérarchie » des personnages sont à regretter, mais le texte et l’intention passe et c’est là bien l’essentiel quand il s’agit de Voltaire.



Du 18janvier au 4 mars au Théâtre du Lucernaire.
Le 27 mars à Saint-Genis-Pouilly (01), le 6 avril à Brunoy, le 24 avril à Saint-Lô (50).

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