mardi 6 mars 2012

Je ne suis personne, à La Loge



Je ne suis personne (La Loge)



D’après Fernando Pessoa
Mise en scène de Guillaume Clayssen
Avec Aurélia Arto
Conseil littéraire : Patrick Quillier
Scénographie : Stéphanie Rapin
Production : Compagnie des Attentifs.



Écrivain, critique et poète, Fernando Pessoa n’était pas dramaturge.
Le travail de Guillaume Clayssen, à l’exception de sa version d’ailleurs remarquée des Bonnes de Jean Genêt en 2011, s’attache souvent à transposer pour la scène des textes qui originellement n’ont pas été conçus à cet effet.
Je ne suis personne consiste en un montage de textes, pour bonne partie extraits du Livre de l’intranquillité, qui a fait connaître l’auteur portugais et son scepticisme mystique.
Guillaume Clayssen : « Pessoa est un anarchiste de la poésie qui fait du poème un acte de lucidité et de vérité. Il ne cherche pas le beau en tant que tel mais la perception la plus pure, la plus acérée du réel. »
Les fragments portés à la scène sillonnent la question de l’identité, de son existence, de sa perte, et dévoilent le questionnement total et permanent d’un homme sur lui-même et ceux qui l’entoure.


« Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne. »



Les mots sont scandés avec lenteur, et sur chacun semble peser une douleur particulière. Il n’est pas tant question d’un manque d’affectivité et de reconnaissance sociale que d’une lacune structurelle.
L’identité dont la perte est déclarée a-t-elle même existé ou n’est-elle qu’illusion et orgueil ?
« Alors que nous croyons vivre, nous sommes morts ; et nous commençons à vivre lorsque nous sommes moribonds. »


Très loin du « Connais-toi toi-même » cher à Socrate, le poète sape les bases d’une identité qu’il croyait s’être forgée mais qui se délite au moment de la prise de conscience initiale.
Interrogeant la volonté d’être, la volonté d’action se voit à son tour écharpée :
« Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain. Il n’est même pas besoin de faire quoi que ce soit, ni aujourd’hui, ni demain. Ne pense jamais à ce que tu vas faire. Ne le fais pas. Vis ta vie. Ne sois pas vécu par elle. »


Les conséquences de ce « vide » intime, qui habite chacun, dépassent de loin sa personne et sa propre activité : celui-ci remet en cause la possibilité du lien avec autrui.
« Perdu au labyrinthe de moi-même, je ne sais plus quel est le chemin qui me mène d’ici à la réalité claire et humaine, à la réalité pleine de lumière où je pourrais me trouver des frères. »
L’identité, point de départ de ce chemin vers l’autre, a ici perdu la boussole. Et plus que ses accointances, c’est son rapport à la question de l’altérité qui en est ébranlé : comment croire à l’existence réelle d’autrui quand la nôtre pose question ?
C’est même là un trait qu’il généralise :
« Il n’est personne, me semble-t-il, qui admette véritablement l’existence réelle de quelqu’un d’autre. (…)
Lorsqu’on m’a annoncé hier que le caissier du tabac s’était suicidé, j’ai eu l’impression d’un mensonge. Le pauvre, il existait donc, lui aussi ! Nous l’avions oublié. (…)
C’est tout ce qui me reste, à moi, d’un homme qui a senti si fortement qu’il s’est tué de trop sentir, parce qu’enfin, on ne se tue certainement pas pour autre chose.»

L’illustration du scepticisme à l’égard de l’existence d’autrui est sans appel. « Le caissier du tabac », celui qu’il croisait tous les jours sans y prêter plus d’attention, a choisi d’en finir avec sa vie. La mort est là, au bout du sentiment. Son annonce est un choc qui fait dépasser à la souffrance d’autrui, à son ressenti et donc à son existence, le rang de simple éventualité théorique. La mort implique l’existence d’une vie, et le choix de celle-ci révèle des souffrances jusqu’alors insoupçonnées.

© Victor Clayssen


Lorsqu’il ne signait pas de son nom, Fernando Pessoa usait d’ « hétéronymes », noms de poètes imaginaires, sortes de pseudonymes dont chacun revêt seulement une part de la personnalité de l’auteur. Il œuvre ainsi à ce qu’il appelle son « Trama em gente », son « drame à l’intérieur d’une personne ». Il s’agit, d’après Patrick Quillier, d’un « dispositif dramaturgique mettant en scène des personnages intérieurs ».
Aurélia Arto incarne seule les différentes voix de ce dialogue intime, homme, femme, enfant.
Le regard embué et fixé vers le lointain, son interprétation reste vibrante et poignante jusqu’à la dernière syllabe. Les intentions du texte varient, et sa voix avec elles. On voit tomber ses larmes, qui paraissent aussi réelles et sincères que son profond amour pour les textes de Pessoa, élan premier de ce choix.
Au comble du doute métaphysique, il semble même par moments qu’elle rit de ses propres larmes...
Un fauteuil, autour duquel elle fait résonner le scepticisme existentiel de Pessoa, et un néon au sol à la lumière changeante, marquent une scénographie épurée, voire austère, mais qui rend finalement très bien (ainsi que la salle de La Loge) l’intimité qui sied au propos.

« Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la redécorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes. »


Les 21, 22, 23, 28 et 29 février et le 1er mars 2012.
Reprise à La Loge en mai 2012, dates à venir.

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