jeudi 29 mars 2012

Finnegans Wake - Chap.I, au Théâtre de l’Aquarium - La Cartoucherie



Finnegans Wake -  Chap.I (Théâtre de l’Aquarium - La Cartoucherie) 


D’après Finnegans Wake de James Joyce
Traduction de Philippe Lavergne (Ed. Gallimard, 1982)
Mise en scène d’Antoine Caubet
Avec Sharif Andoura










Si les personnages d’Ulysses étaient, bien que polymorphes, encore pourvus d’une identité singulière (donc étanche), le personnage unique de Finnegans Wake s’avère, en quelque sorte, être le langage lui-même.
Le linguiste François Van Leare relevait son ingénieuse difficulté : 
« Mais nous sommes à l’heure exacte où l’ « illisible » s’énonce au fond de toute écriture – à l’heure exacte où nous attend (où nous attendra longtemps) ce livre que nous ne pouvons que relire, sans savoir pour autant que nous le lisons. L’enfer de Joyce (…) n’a pas d’autre lieu, pas d’autre nécessité (mais d’une contrainte absolue, égale à sa gratuité) que la possibilité du dire, et sa condition, son prix dérisoire. (…) Jamais peut-être ailleurs que dans ce texte sans clôture, qui déçoit vertigineusement l’interrogation par le trop-plein de sa réponse, la « lecture » n’apparut à ce point comme une entreprise désespérée. »


« D’erre rive en rêvière »

La rivière Liffey, qui traverse Dublin de part en part pour rejoindre, entame l’histoire avant l’Histoire.
Celle-ci est une digne métaphore de la langue de James Joyce, torrent regorgeant de sens et de remouds.
Aux prises avec l’alcool, sa libido et ses déboires conjugaux, Tim Finnegan est mort. Tombé de son échelle de maçon alors qu’il pratiquait l’onanisme en songeant à Anna Livia Plurabelle, sa femme… ou bien est-ce sa fille ?.. Le récit apparait et s’érode sous un filtre ambigu et trouble – celui de la rivière ? Du whisky ? –  sous un entrelacement de mécanismes syntaxiques et lexicaux qui confère à chaque segment de phrase des myriades de sens et de sons comprimés, de connotations plus qu’éventuelles : dans le texte, « wanamade singsigns to soundsense and yi he wanna git all his flesh nuemaids motts truly prural and plusible »…


« La chute (bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerronntuonnthunntrovarrhounawnkawn toohoohoordenenthnuk !) d’un vieux paironeau autrefois wallstrict est retalée tôt au lit et relatée plus tard en vif descendant à travers toute la ménestrandie chrétienne. Le grand déval de sur le mur entilla dans un si court délai la pfjschute de Finnegan, un irois solide, que le haut de sa ptête bosse de l’humême envoie prommetement quelque n’inquérir bien vers l’ouest en quête de ses toumptipatons cabossés : en fin leur pointfin place au retourniquet du knock-out dans le parc où des oranges reposent au vert depuis que devlin furste a aimé livvy. Que de clashs ici de voeux kontre vices, les dieux ostréicoths blaquant les piscicoths !»


François Van Leare : « Un ‘mot’ plein de Finnegans Wake, polysème par constitution, déploie virtuellement ses différents sens, (souvent « contradictoires » ou « exclusifs » les uns des autres) sur un axe en quelque sorte vertical : on développe une pile de sens étagés, – mais ce « mot » prend sens également en fonction des « mots » qui l’avoisinent, dont les étages de sens entreront de diverses façons en communications avec ses propres étages de significations. »
Des bourgeons multiples et exponentiels poussent constamment à la tige de chaque mots, voire de chaque phonème, jusqu’à former parfois comme un bouquet, tant de sons que de sens.

À son chevet, la famille et les amis de Finnegan boivent des litres de Guiness et de whisky, et racontent en chansons l’histoire du pauvre défunt. Deux gouttes sur le corps suffiront à le ramener à la vie. 
Le primitif Finnegan est transporté dans les airs, revoit la Liffey, et entre alors dans la peau de H.C.E., moderne père de famille et propriétaire de pub. H.C.E. s’est bêtement empêtré dans des rumeurs d’affaires de mœurs déviantes dans un parc public, et sa femme – qui n’est autre qu’Anna Livia Plurabelle – a fort à en souffrir.
Leurs jumeaux, Shem et Shaun, sont prétextes, pour James Joyce, à bien des symboles : Shem – S(h)em, sémantique, Signifié – est écrivain, tandis que Shaun – « shown », anglais de « montré », Signifiant – est postier. Et quand Anna Livia décide d’écrire sa honte dans une lettre, elle la dicte à Shem et charge Shaun de la délivrer.
Celle-ci n’arrivera jamais à destination, arrachée à la terre d’un monticule, des années plus tard…


  © Hervé Bellamy


Seul en scène sur un tapis héxagonal d’ocres copeaux, Sharif Andoura est le conteur-narrateur-guide, qui tour à tour invoque la voix de la Liffey, celles du récit de Finnegan et de sa métamorphose. Sa fluidité marque pour le moins un indéniable travail sur le texte et sa « mise en bouche ». Par son agile usage du verbe et les accélérations qu’il mène, le comédien devient cette rivière sémantique sur la hampe de laquelle glissent les mots tortueux, érodés, concassés d’un récit que l’auteur a volontairement rendu flou.
Une marionnette suspendue, évoluant doucement par elle-même ou dans les bras du comédien, représente successivement Finnegan, le cabaretier, et d’autres personnages avec lesquels le conteur a affaire. La mise-en-scène d’Antoine Caubet emploie également les moyens des ombres et de la vidéo pour illustrer ou encadrer le maelström idiomatique du poète irlandais.


***


Antoine Caubet suit la démarche qui est la sienne, porté par deux impératifs : mettre en scène des œuvres exigeantes qu’il choisit par goût, avec la nécessité qu’il ressent d’ouvrir ce travail au plus grand nombre.
Il fonde la compagnie Théâtre Cazaril en 1985 et monte des œuvres de Peter Handke et Gorki, et plus tard de Berthold Brecht et John Fosse. Artiste associé au Théâtre de l’Aquarium depuis 2010, Antoine Caubet a présenté Roi Lear 4/87 d’après William Shakespeare, Partage de Midi de Paul Claudel, et Un Marie-Salope de Jean-Paul Quéinnec.

Après quelques années de travail en compagnie en Belgique, Sharif Andoura a suivi sa formation à l’Ecole du Théâtre National de Chaillot, puis au Théâtre National de Strasbourg. Il a notamment travaillé auprès de Stéphane Braunschweig, Sylvain Maurice, Jacques Vincey, Matthieu Cruciani et Gérard Watkins.

Finnegans Wake - Chap.1 est co-produit par le Théâtre Cazaril, le Théâtre de l’Aquarium, l’Apostrophe scène nationale de Cergy-Pontoise et Arcadi.





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