mardi 14 février 2012

Extinction (Auslöschung), au Théâtre de la Ville


De répugnance et de dégoût


Extinction Auslöschung (Théâtre de la Ville)

© Dunnara Meas




D’après l’œuvre de Thomas Bernhard
Lecture par Serge Merlin
Adaptation de Jean Torrent

Réalisation de Blandine Masson et Alain Françon





Franz Joseph Murau est auteur et professeur ès lettres allemandes à Rome, retiré qu’il est de son domaine familial et de son Autriche natale. Un télégramme parvient chez lui en huit mots comptés : 
« Parents et Johannes morts dans un accident. Caecilia, Amalia. »  Ainsi ses sœurs lui annonçent la nouvelle du décès de leurs parents et de leur frère.
Il lui faut donc retourner à Wolfsegg.

Huit jours auparavant déjà il y avait été contraint, en vue d’assister comme il se doit au mariage d’une de ses sœurs. Il y avait ressenti une fois de plus le rejet profond et réciproque qu’il entretenait depuis toujours avec sa ville natale. Il entame alors – afin de l’éteindre – le récit de sa vie au sein de cette famille, de cette ville, de ce pays, auxquels il semble ressembler si peu.
De son père, agriculteur national-socialiste, et de sa mère – bigote mais maîtresse de l’archevêque Spadolini – Murau n’avait conservé qu’une seule photographie. Mais, sur toutes les autres photographies qu’il avait, pourquoi n’avoir conservé que cette photographie-là, celle où ils lui paraissent si grotesques ?
« Mon père avec sa culotte de golf vieille de trente ans… Sans cesse il répète ‘’Heil Hitler’’ avec cette culotte de golf, qui a sans doute couté très cher, car elle est indestructible ! ».
Quelques évocations de ce grotesque décomplexé allège ainsi par moments cette Extinction dont la sève reste assez noire dans son ensemble.
Sa mère, elle, réprime l’appétence du jeune Franz Joseph pour la lecture. Wolfsegg compte cinq bibliothèques et il semble être le seul à les fréquenter, voire à en connaître l’existence. D’après sa mère, c’est là que « l’enfant le plus superflu qu’on puisse imaginer » cultive ses « idées aberrantes ». Cet échappatoire, celui de la lecture de Kafka, Musil, Broch ou Bernhard, lui a été suggéré par son oncle Georg, modèle de vie et de vertue ayant échappé avec quelques autres – la poétesse Maria, l’ami Zacchi, l’élève Gambetti – à l'arrogante bêtise générale. Celui-ci lui révèle aussi, l’exemple du père et du frère en joue, la « comédie du travail » donnant à tous des airs d’importance quand chacun ne parle que d’argent et ne songe en réalité qu’à son ventre.

Mais c’est une autre comédie qui provoque la plus grande répugnance de Murau, celle de ses parents  à l’égard des gauleiters et autres SS-Obersturmbannfürhers, en particulier une fois l’armistice déclaré : durant des années, des hauts dignitaires nazis avaient trouvé refuge dans le Pavillon des Enfants qui jouxtait sa maison et dont sa mère avait retiré du porche la croix gammée. À l’extérieur, en apparence, le Pavillon était laissé comme à l’abandon, mais en son sein s’agitait un certain luxe. Ces murs où Franz Joseph avait joué et ri étant enfant, où tant de souvenirs était pour lui enfouis, constituaient désormais un abri sûr et opulent à ces monstres de guerre.
C’est là ce qu’il a fui pour Rome, sans contact plus approfondi avec sa famille que les huit mots symptomatiques du télégramme. Le prix de l’exil est la solitude. « Être complètement seul ne signifie rien d’autre que d’être complètement fou », mais Murau ne l’aurait-il pas été davantage s’il était resté avec les siens ? Et est-on vraiment complètement seul, quand on est complètement fou?
Adressant ses lettres à son élève Gambetti, il prend la décision d’en faire le récit, afin d’ « éteindre » tout cela, famille, ville, patrie. Passé. Horreur. Et il a déjà le titre : Exctinction.
« Je suis en train de décomposer et de désagréger Wolfsegg et les miens, de les anéantir, de les éteindre, et, en même temps, je me décompose moi-même, je me désagrège, je m’anéantis, je m’éteins. (…) Bientôt mon existence sera éteinte et je ne suis arrivé à rien. »

Thomas Bernhard écrit ce récit transposé d'un auteur sentant sa fin venir, et avec elle, l'extinction des siens, de wolfsegg. Il ne décrit pas tant le nazisme en lui-même que la médiocrité sale et complaisante qu'il a su galvaniser et qui l'entourait. En justifiant et revendiquant sa propre exagération vis-à-vis de sa famille, Murau défend l’art d’exagération qu’est celui de Thomas Bernhard, en particulier à l’égard de l’Autriche nazie, « cette maison du commerce dirigée par des pervers ».
Durant ce qui s'avère être beaucoup plus qu’une lecture, cet art d’exagération est parfaitement servi par la voix de Serge Merlin. Celui-ci virevolte dans les intentions du narrateur autrichien, passant alternativement d’une voix frêle et vacillante, pleine de mélancolie épuisée, à une voix profonde, gutturale et caverneuse, avec laquelle il éructe les mots de répugnance et de dégoût de Murau.
Après Minetti, Le Réformateur et Le neveu de Wittgenstein, Serge Merlin connait bien l’écriture de Thomas Bernhard : « L’adaptation de Jean Torrent a prélevé les petites phrases méchantes, crépitantes… Et puis une certaine tendresse du regard. Elle restitue le malaise angoissé que l’on peut ressentir face à ces murs que l’on ne peut pas franchir. Ces choses incompréhensibles qui n’auraient pas dû exister, qui sont là et vous écrasent. Ces choses indicibles que l’on doit faire entendre. »


Lecture enregistrée par France Culture
diffusion dans ‘’Théâtre et cie’’ dimanche 4 mars 2012 à 21h.